La Provence est, de nos jours, l'une des régions les plus fortement urbanisées de France. Cela ne signifie pas seulement un réseau dense de villes mais s'applique également au monde rural où l'habitat groupé est le modèle dominant. Le paysan, petit propriétaire ou journalier, n'habite pas souvent sur sa terre mais dans le village. Cette réalité s'est poursuivie jusqu'à la dernière guerre.
Les ancêtres de nos villages, les oppida se développent vers le VIe siècle avant J-C. Dans le Var, leurs traces sont très nombreuses. Cependant, la trame des villages tels que nous les connaissons ne s'est véritablement constituée qu'aux périodes médiévales et modernes. Parmi la dizaine de villages qui nous servent d'illustration, seuls le vieux Cannet-des-Maures réutilise un site d'enceinte protohistorique et Cuers celui d'un établissement romain. Ce n'est qu'à la période incertaine du haut Moyen-Age qu'on assiste, vers la fin du Xe et le début du XIe siècle, à une renaissance sous la forme de castra. Ainsi, le vieux Cannet-des-Maures datant peut-être du VIIIe siècle est attesté dès le IXe siècle et Cuers est mentionné comme "castro quod vocatur Cocrius" en 1032 dans le cartulaire de l'abbaye Saint-Victor de Marseille. Au XIIe siècle, la carte des implantations des villages telle qu'elle subsiste est pour une bonne part constituée. Les sites perchés, rebords de plateaux à flanc de colline dominant la vallée d'un ruisseau sont privilégiés.
Ainsi, Le Luc, Ramatuelle, Cuers, Collobrières, le vieux Cannet, ainsi que Haute-Ville et Château-Royal, sites primitifs abandonnés de Puget-Ville et Carnoules. Le regroupement se fait autour de l'église ou du château qui occupent le point culminant : église à Collobrières, château au Luc et à Ramatuelle, château et église au vieux Cannet et à Cuers. Si Le Luc, Ramatuelle et Cuers sont clos de murs, Collobrières et le vieux Cannet sont ouverts. Ramatuelle, proche de la côte, commandant une voie de passage nord-sud, ne débordera ses murs que très tardivement. Le vieux Cannet pouvait abriter ses habitants en petit nombre à l'intérieur du château même, alors que Cuers et Le Luc, cités déjà importantes, devaient avoir une enceinte propre. La morphologie de ces villages médiévaux est encore bien visible au vieux Cannet ou encore à Ramatuelle qui ont peu évolué, ou dans les cœurs des autres villages. La structure est fortement influencée par le terrain : plans radio-concentriques aux rues suivant les courbes de niveaux et recoupées de ruelles en forte pente parfois rachetée par des pas-d'âne, aux tracés heurtés, en chicanes ou en impasses. Les rues sont étroites, l'espace rare est occupé au maximum, les passages couverts permettent de construire sur la rue.
Ces premiers noyaux connaissent ensuite une extension plus ou moins rapide avec des périodes d'expansion ou de récession suivant les vicissitudes du moment. Le milieu du XVème siècle et le début du XVIème voient les premières extensions notables de nos villages et l'amorce d'une tendance qui ira en se poursuivant au fil des siècles : le glissement le long de la pente vers la plaine. Les inconvénients dus aux sites perchés sont l'une des raisons de leur abandon progressif. Une nouvelle enceinte plus vaste est édifiée au Luc et à Cuers. Elle est parfois précédée par des fondations religieuses qui entraînent la constitution de faubourgs excentrés englobés plus tardivement dans l'agglomération. Ainsi au Luc, le faubourg des Carmes et à Cuers, celui des Bernardines. Le déplacement du centre est marqué à Cuers par la reconstruction de l'église dans la plaine après les guerres de Religion.
Collobrières ne commence à se développer qu'aux XVIIème et XVIIIème siècles. Ramatuelle reste limité à son périmètre médiéval jusqu'au début du XIXème siècle. Entre 1470 et 1520, se situe la période des actes d'habitation passés à l'initiative des seigneurs laïques ou ecclésiastiques en vue de la remise en valeur de leurs terres après le dépeuplement des deux siècles précédents. Les réfugiés des villes sont incités à retourner aux champs par la création de nouveaux villages. Tel est la cas de Saint-Tropez repeuplé, par un acte d'habitation de 1470, sur un site différent de celui des fondations précédentes plusieurs fois ravagées et plus avantageux : site défensif protégé par la colline de la citadelle et site portuaire relativement abrité, à plusieurs anses. Entouré d'une enceinte très tôt débordée, ses nouveaux quartiers sont circonscrits au début du XVIIème siècle par une nouvelle enceinte. Carnoules en 1475 remplace Château-Royal et Vidauban le castrum de Vidalbano en 1511. Bien qu'édifiés en léger surplomb, la morphologie de ces villages est très différente de celle des castra. Le tracé des rues est rues est approximativement orthogonal (perpendiculaire) et régulier et celles-ci sont plus larges. Mis à part à Saint-Tropez, à cause de son éminent rôle stratégique, on n'éprouve plus le besoin d'être protégé par des murs.
Autres création plus tardives et moins délibérées, Puget-Ville et Les Mayons. Puget-Ville se constitue au XVIIème siècle à partir de trois noyaux agglomérés situés sur une terrasse de faible dénivelé et remplace l'ancien chef-lieu de Haute-Ville. Les Mayons se forment au XVIIème siècle à partir de hameaux ruraux. L'habitat du XVIème au XVIIIème siècle nous est mieux connu car il est en grande majorité conservé dans sa structure. Il correspond à une population composée de paysans modestes et de petits artisans. Sur des espace exigus, il faut abriter à la fois la famille, les récoltes et le bétail (rare). Au rez-de-chaussée, la remise-écurie, pour le mulet nécessaire aux déplacements et au transport des récoltes entre la terre et le lieu de traitement ou de stockage, sert aussi de poulailler ou de loge à cochons ; au premier étage, le logis ; au deuxième étage, le fenil-grenier qui se distingue en façade par une seule fenêtre plus large et un mât de charge. Le souci d'agrandir cet espace vital a également conduit au creusement de caves, lieux de transformation et de stockage des produits (vin et huile d'olive). Quelques demeures de notables, plus vastes et plus ornées sont réparties dans le village.
Le groupement fait alors place à l'étirement le long des voies de circulation, sur les sorties de village. C'est aussi la grande période des lotissements. L'extension de Saint-Tropez, du XVIIème au XIXème siècle, se fait sous cette forme ; Vidauban entièrement détruit par un incendie au XVIIIème siècle est le résultat d'une politique de lotissement ; la ville de Cuers achète pour le détruire en 1788 le couvent de Sainte-Ursule et ses dépendances en vue de construire un grand quartier ordonné selon un réseau "savant" de rues en patte d'oie ; Puget-Ville, de 1811 à 1848 voit la création d'un quartier qui porte sur le cadastre de 1848 le nom de Quartier Neuf et dont la construction se poursuit après cette date ; Collobrières, de 1825 à 1865, élabore un nouveau quartier.
Dans ces nouveaux quartiers, les annexes agricoles sont séparées des demeures et rejetées sur les marges (Collobrières, Ramatuelle, Saint-Tropez, Vidauban), regroupées dans certains îlots comme à Carnoules ou dans certaines rues (Puget-Ville, Saint-Tropez, Vidauban). De même on observe une ségrégation sociale plus marquée, les demeures bourgeoises se situent sur les rues principales et les places, cette localisation obéissant plus à un souci d'ostentation que de confort. Le statut social est aussi plus affirmé par les proportions, l'emploi de matériaux différents (la pierre de taille peu employée dans le Var où c'est le blocage enduit qui domine, le décor (corniches remplaçant les génoises, cordons entre les étages, encadrements de baies, décors moulés, etc...), portes-fenêtres à garde-corps en fonte décorée, etc... A cette époque, le Cannet-des-Maures nous donne l'exemple d'un changement de site tardif et de constitution d'un nouveau "village" sous la forme d'un lotissement. Le vieux Cannet-des-Maures était de plus en plus déserté. En 1880, on prend appui sur un hameau qui s'était développé autour de la gare du chemin de fer P.L.M. et que l'on dote des équipements nécessaires (mairie, église, école) pour permettre le transfert du chef-lieu en 1903. Le Cannet n'a pas la structure d'un village traditionnel. C'est une simple juxtaposition de maisons souvent construites en retrait, au milieu de jardins, et reliées par des voies de desserte larges et rectilignes.
Qu'en est-il aujourd'hui de l'évolution des villages varois ? L'extension le long des routes et par le biais de lotissements se poursuit. Ces derniers prennent des formes diverses. A proximité des villages, on a conservé le modèle urbain de la rue : tracé orthogonal de voies où cependant les maisons entourées de jardins ne forment plus des alignements continus. C'est l'habitat pavillonnaire. Au cours des deux dernières décennies, les lotissements ont pris un nouveau visage. Ils sont le résultat d'un simple partage d'un terrain par un promoteur entre plusieurs propriétaires. On peut aussi noter deux avatars modernes des changements de site : les lotissements édifiés à l'écart de l'ancien village mais à qui l'on donne la structure d'une agglomération traditionnelle renforcée par l'utilisation d'une architecture "néo-provençale" et les "marines" (Port-Grimaud, les Marines de Cogolin...), villages nouveaux aménagés en étroite symbiose avec un port et entièrement soumis aux nouveaux impératifs économiques nés du tourisme.
Source : Magazine "Vieilles maisons françaises" - N° 107 - Avril-Mai 1985 - Article de Geneviève Négrel, chercheur de l'inventaire général Provence-Alpes-Côte-d'Azur
Notre Revest est un village haut perché qui a gardé tout son caractère de par sa localisation particulière. Il est campé sur un piton rocheux, au fond d’une vallée en cul de sac, c’est là l’origine de son nom. Il n’est donc pas traversé par le flux continuel de la civilisation et au Vieux Revest, les habitants ont conservé les usages d’autrefois, enfin presque.
Ici, tout le monde connaît tout le monde, impossible d’aller d’un endroit à l'autre sans rencontrer vingt connaissances et il serait inconcevable de ne pas s’arrêter pour discuter un moment avec chacun. La traversée du village est pour un Revestois comme une visite de la famille, certes très sympathique, mais qui implique de bien prévoir son temps de parcours. Ici, le technicien de surface est encore un aimable balayeur toujours prêt à un brin de conversation et les gens appellent encore le prêtre Monsieur le Curé.
Pas d’automobile, ou si peu, vu l’espace disponible et l’étroitesse des rues. Et à propos des rues ou plutôt des ruelles, elles s’enroulent en cercles concentriques autour de la Tour-donjon et sont reliées par des traverses, calades raides souvent en escalier. Rien n’est plat au Revest et les Revestois ont tous du souffle et des jambes musclées, il en faut pour habiter ce rocher.
Les maisons du Revest sont resserrées et les jardins bien rares. Aussi les villageois investissent pacifiquement un peu de l’espace public, peut-être comme une survivance traditionnelle de ces aires communautaires qui étaient à chacun et à personne. Les juristes et les historiens appellent ça des pateqs. Vous voyez un banc, une table, des plantes vertes, du linge qui sèche, un arrosoir qui se remplit à la fontaine. Non, non, vous n’êtes pas entrés dans une cour privée, toutes les ruelles, placettes et passages ont des noms, choisis avec soin par lors de conseils municipaux. Toutes ces voies sont tracées sur les plans de ville, mais ne sont pas numérotées sur les plans cadastraux : la preuve qu'elles appartiennent au domaine public communal et en tant que telles, elles vous sont toutes ouvertes, vous pouvez passer partout, vous y êtes invités pour bien vous imprégner de l'esprit du village. Comme sur la place Langevin et son beau murier platane ou la place Desambrois, sa fontaine, ses pots de fleurs et les petits bancs des riverains.
N'abusez pas quand même de ce droit de déambuler : ces endroits sont PARTAGÉS, à l'instar des forêts où se croisent chasseurs, promeneurs, cyclistes. Et l'espace y est si contraint que pour un peu d'intimité, les villageois ne peuvent compter que sur une discrétion mutuelle, devenue naturelle et qu'il vous faudra adopter si vous ne souhaitez pas passer pour de grossiers touristes.
Tous ceux qui habitent le village, vieilles familles ou nouveaux arrivants, ont choisi ce mode de vie communautaire et convivial, riche d'échange et d'entraide, comme on le vivait autrefois. Sous les cieux de Provence, on vit beaucoup dehors. Voyez l’artère centrale, la rue du maréchal Foch, celle qu'on appelait la Grand'rue ou la rue Longue, avant de vouloir honorer ce chef de guerre, de la Grande Guerre : elle est bordée de bancs de pierre où les anciens s’assoient pour profiter de la fraîcheur des soirées estivales. Allez ! Prenez votre élan, grimpez par les ruelles, explorez l'esplanade de la Tour, à l'intérieur des anciens remparts, qui souvent ne sont plus que vestiges, que l'on devine entre les vieilles pierres de ces hautes maisons étroites. Puis redescendez vous reposer sur le bancaou de l’église ou à la terrasse d’un café.
C'est le grand paradoxe français: alors qu'une bonne partie de la population aspire à vivre à l'abri du tumulte de la ville, l'étalement urbain se fait au prix d'une augmentation de la mobilité.
Les chiffres sont là: l'Insee considère qu'en France, une personne sur quatre (24% exactement) fait partie de la grande famille des périurbain·es –et encore, les critères retenus ont tendance à minorer cette proportion.
Spécialiste de la question périurbaine, le chercheur Éric Charmes revient dans La revanche des villages, un essai court et précis paru en début d'année 2019, sur cette passion française à propos de laquelle tout le monde pense avoir un avis éclairé: l'extension du mode de vie urbain dans les villages, le prolongement de la ville à la campagne.
Du néorural au périurbain
Après plus de cinquante ans d'expansion de la ville, qui se diffracte (plutôt qu'elle ne s'étale, le terme couramment employé) «en une myriade de villages, de bourgs et de petites villes», «les villages périurbains sont là», constate Éric Charmes qui, plutôt que de condamner leur existence, cherche dans ce livre des solutions permettant de les intégrer à l'aménagement du territoire.
Détail qui a son importance, le titre évoque le «village» et non le «périurbain», notion qui n'est mentionnée qu'en sous-titre de l'essai. Ce glissement sémantique est conforme à la carte mentale de la France par ses résident·es: alors même que plus personne ne passe «l'intégralité de sa vie quotidienne à l'intérieur d'un village», les habitant·es du périurbain continuent à se raccrocher à cette notion et considèrent majoritairement vivre à la campagne et non en zone périurbaine, une catégorie statistique qui reste étrangère à la supposée vraie vie.
Durant plusieurs décennies, cette extension de la ville à la campagne a prospéré sans être désignée comme telle. L'une des explications de ce décalage est qu'une autre mythologie, beaucoup plus positive, a fait écran à cette réalité périurbaine: celle de l'utopie du retour à la terre et au village, qui a marqué les premières générations de «rurbains».
En s'engageant dans la réanimation des villages, les périurbain·es ont cassé le jouet des hippies.
La terminologie parle d'elle-même: le «néorural» ne convoque absolument pas la même imagerie que le «périurbain» –dreadlocks, ateliers céramique, fromage de chèvre et combi Volkswagen pour le premier; maison Phénix, barbecue, zones commerciales et «gilets jaunes» pour le second.
Une différence majeure entre ces deux figures types est que la première cherchait la rupture avec la vie urbaine, quand la deuxième ne fait que s'en extraire la moitié de la journée et reste dans l'orbite du monde urbain.
En découle un paradoxe: les villages reconquis par cette nouvelle population deviennent de la ville hors les murs. Et une ironie: en s'engageant massivement dans le maintien ou la réanimation des villages, au besoin en construisant de nouveaux quartiers, les périurbain·es ont cassé le jouet des hippies.
C'est là toute la finesse du raisonnement de l'auteur: on reproche aux périurbain·es, sous couvert d'écologie, d'avoir voulu vivre plus près de la nature. Si on poussait le raisonnement dans ses retranchements ultimes, il faudrait condamner la vie villageoise au nom de la protection de la nature, puisque les villages les plus éloignés des métropoles, les plus ruraux, sont aussi les plus énergivores, ceux qui reposent le plus sur les déplacements automobiles.
En urbanisme, le périurbain est un problème. «Comme la question des banlieues a pu être réduite à celle des ménages immigrés et pauvres des grands ensembles, la “question périurbaine” semble se réduire à celle des accédants modestes à la propriété», note Éric Charmes.
Le chercheur rappelle qu'historiquement, la sociologie et l'urbanisme ont plutôt déprécié ce choix. La figure du périurbain est passée du statut de victime –du patronat et de l'État, qui l'aiguillonnent vers la propriété individuelle à des fins de paix sociale, période bourdieusienne– à celui de coupable –période actuelle de la condamnation morale du périurbain, pour son bilan énergétique défavorable comme pour le style de vie et le rapport au monde supposément individualiste qu'il promeut.
Énergivore, favorisant l'entre-soi, moche, le périurbain paré de tous les défauts a pourtant été préféré au choix de bâtir la ville en continuité des agglomérations existantes. Pourquoi? Avant tout parce que c'est le choix plébiscité par la population elle-même, souligne Éric Charmes. Et ce en dépit de la perplexité des spécialistes de la ville, dont la philosophie est souvent contenue dans la célèbre formule du philosophe et sociologue Henri Lefebvre, celle d'un «droit à la ville»: «Pourtant, quelque chose ne colle pas. Beaucoup d'attentes des habitants des campagnes urbaines sont en décalage avec les idéaux portés par le droit à la ville.»
C'est même, poursuit Éric Charmes, «parce qu'ils voulaient résider à la campagne, “tranquilles”, à l'écart des villes et de leur effervescence», que tous ces gens se sont installés à bonne distance des cœurs des métropoles.
Plutôt qu'un droit à la ville en partie anachronique et en décalage manifeste avec l'aspiration d'une grande partie de la population –l'auteur note que la maison individuelle est un rêve de ménages modestes plus encore que de classes supérieures–, il faudrait instaurer une sorte de droit au village. Car dans un monde d'où tout semble nous échapper, l'endroit où l'on a choisi de résider apparaît comme un lieu refuge, une oasis, «une base, un espace à partir duquel se construit ou se recharge la confiance nécessaire à l'ouverture à l'inconnu».
Dans La revanche des villages, Éric Charmes se tient sur une ligne de crête entre deux postures extrêmes de la pensée urbaine, qu'il renvoie dos à dos: l'éloge de la France périphérique, qui se protège de l'altérité, et la doctrine symétrique, célébrant une mixité qui serait l'apanage des métropoles.
L'auteur de cet ouvrage vif, informé et iconoclaste sur la France périurbaine discute sans naïveté ni mépris l'idée d'un droit au village, en pointe les atouts comme les possibles dérives: l'entre-soi de petites communautés et le risque de «clubbisation» du territoire.
Paru lui aussi au début de l'année 2019, un autre essai, Mobilité, la fin du rêve, permet d'associer la question de la mobilité à celle de l'expansion périurbaine.
Le sociologue Éric Le Breton y ausculte l'injonction à être mobile et la géographie schématique de la mobilité, dans laquelle il distingue deux types de territoires et trois groupes de mobiles.
Les métropoles concentrent toutes les innovations efficaces: les métros et les tramways, les vélos en libre-service et leurs applis de géolocalisation ou de guidage, les parking relais et bientôt les véhicules autonomes.
Conséquence, «la voiture assure 50% des déplacements quotidiens à Rennes, contre 48% à Grenoble, 43% à Nantes et 42% dans la métropole lyonnaise». Sa part modale est également devenue minoritaire à Paris, et la mandature Hidalgo restera probablement dans les esprits comme celle de la politique de réduction de la présence automobile.
L'autre famille de territoires, plus hétéroclite, regroupe «quartiers sensibles et périurbain, rural et petites agglomérations», des espaces qui ont tous en commun d'être très dépendants de la voiture.
À ce «territoire à deux vitesses» correspondent trois communautés profitant inégalement de la société mobile. S'ils ne constituent pas une projection parfaite des catégories sociales, ces groupes de mobiles recoupent la stratification verticale en de nombreux points.
Logiquement, les «métropolitains» (qui habitent les centres denses des grandes agglomérations) sont ceux qui bougent le plus, à la fois à l'intérieur de leur périmètre de vie quotidienne et en dehors, dans le cadre de leur travail ou pour leurs fréquents séjours de vacances.
Au fil de leur parcours de vie, ces métropolitain·es ont apprivoisé une portion importante du territoire: études dans une métropole, premier job dans une autre et allers-retours avec la région parisienne.
Éric Le Breton note en leur sein une composante non négligeable de personnes birésidentielles, qui travaillent en semaine dans une ville et rejoignent le domicile familial le week-end.
Conjointement à l'offre de mobilité développée au cœur de chaque grande agglomération, les moyens de transport sont effectivement extrêmement performants dans ce que l'auteur nomme l'armature métropolitaine, c'est-à-dire le réseau qui relie les métropoles entre elles: autoroutes, lignes TGV et navettes aériennes domestiques forment des couloirs intermétropolitains empruntés par les dirigeant·es d'entreprise, les cadres sup' et les membres des classes créatives –le TGV étant devenu, selon la formule d'Aurélien Bellanger, «le métro des CSP+».
De nos jours, ces espaces centraux métropolitains –la commune-centre et sa banlieue immédiate– accueilleraient selon les calculs de l'auteur 40% de la population, la majorité restante se répartissant dans les couronnes, des plus denses au périurbain éloigné. De sorte que le tout-métropole, qui se justifiait à une époque où la dynamique de peuplement était au regroupement dans les cœurs agglomérés au détriment des villages vidés par l'exode rural, continue de donner le la de l'innovation en matière de mobilité, alors même que l'exode urbain a rééquilibré le peuplement en faveur des couronnes périurbaines d'abord proches, puis plus éloignées des villes-centres.
La pratique majoritaire de la mobilité est donc celle d'un deuxième groupe, celui «des personnes et des ménages qui vivent l'essentiel de leurs vies à l'échelle d'un et un seul bassin de vie, urbain ou rural».
Ce sont les «navetteurs», rompus aux trajets pendulaires domicile-travail, «parents-taxis» qui déposent les enfants à l'école en semaine et aux diverses activités de loisir le samedi, le tout dans un périmètre d'une cinquantaine de kilomètres, qui correspond à l'échelle des aires urbaines.
Nous retrouvons ici nos périurbain·es, dont le droit au village a pour contrepartie une mobilité pendulaire structurant de plus en plus leur quotidien. Leur vie ne se déroule pas en dehors de la ville-centre: elle est faite de trajets qui passent par celle-ci, mais peuvent aussi s'organiser autour de zones périphériques d'activités, commerciales ou de bourgs secondaires.
Viennent enfin les membres du troisième groupe, celui des insulaires, nommés ainsi «car ils sont, métaphoriquement, bloqués sur une île entourant étroitement leurs domiciles, sans avoir les moyens d'en sortir».
L'exclusion n'était pas aussi éliminatoire quand la vie s'organisait dans un rayon d'une poignée de kilomètres autour du domicile.
Ces insulaires ont des profils très divers. L'auteur estime qu'ils représentent deux à trois Français·es sur dix –ce qui est énorme–, des habitant·es de grande banlieue parisienne sans voiture aux jeunes de commune rurale sans permis de conduire, en passant par les migrant·es coincé·es dans leur quartier faute de savoir lire un plan ou d'utiliser les dispositifs de transport collectif, sans oublier les personnes âgées ou handicapées qui ont des difficultés à se mouvoir.
Il y a certes toujours eu des populations exclues de la mobilité, mais cette exclusion n'était pas aussi éliminatoire quand la vie s'organisait dans un rayon d'une poignée de kilomètres autour du domicile. Alors que «les quartiers ouvriers comme l'ensemble paysan du village et des écarts offraient le nécessaire», à présent, «la proximité n'offre rien» dans de nombreux territoires.
Ouvrant son essai sur «le grand récit de la mobilité» des Trente Glorieuses, qui faisait du transport un outil au service de l'émancipation et d'accès au confort moderne, Éric Le Breton note qu'un récit antagoniste le remplace depuis quelques années, qui se construit autour de «la catastrophe écologique»: la mobilité pollue, empoisonne, tue, pille les ressources des pays pauvres, inonde les espaces naturels de touristes...
L'auteur porte enfin une autre critique, plus existentielle, de la mobilité: «Nous vivons dans une société “dispersée”, où nous devons nous partager entre plusieurs lieux de vie où sont inscrites les multiples dimensions de notre identité.» Comment dès lors «donner du sens à une dispersion géographique trop forte» de nos vies individuelles?
«Le problème auquel nous sommes confrontés est de maintenir une cohérence identitaire dans cet éparpillement de nous-mêmes», insiste Éric Le Breton, pour qui «la mobilité ne libère pas l'individu. Elle le scinde, elle le partitionne, elle le brise et elle l'épuise».
Le paradoxe est total: de plus en plus de personnes aspirent à une fixité résidentielle, mais elles ne l'obtiennent qu'au prix de longs et fréquents déplacements, de plus en plus onéreux et polluants.
Les Trente Glorieuses, la fonction émancipatrice de la mobilité dans des sociétés démocratiques et libérales ou l'éloge de la vie urbaine semblent décidément appartenir à la préhistoire de la France moderne.
La Revanche des villages
Essai sur la France périurbaine d'Éric Charmes
Éditions du Seuil
Paru le 3 janvier 2019
Prix: 11,80 euros.Mobilité, la fin du rêve? d'Éric Le Breton
Éditions Apogée
Paru le 6 mars 2019
Prix: 11 euros.