Les mondes contemporains confrontent en permanence à une multitude de décisions et de sollicitations, dans une course sans fin. Ils ont remplacé la rareté des biens de consommation par la rareté du temps. L’individu est soumis à l’écrasement du temps sur le seul présent puisque le monde n’est plus donné dans la durée. Pluie des SMS et des mails, sollicitation sans répit des sonneries ou des signaux d’arrivée de messages… la tyrannie de l’immédiat et de l’urgence mobilise un défilement sans repos des activités à accomplir et des réponses à donner. D’où ce sentiment de ne plus avoir de temps à soi et de courir sans cesse après une existence qui échappe.
En route vers l'impluvium d'Orves - Photo Marie-Hélène Taillard
L’accélération du changement social implique parallèlement l’obsolescence des expériences et de la mémoire, l’entrée dans une société amnésique. La vitesse ne laisse plus le temps d’enregistrer les événements, elle produit l’oubli. Elle réduit le corps à l’immobilité à travers les prothèses innombrables qui le relaient pour rester dans le flux. Elle procure une intensité provisoire, mais ne laisse aucune trace, à la différence de la lenteur propice à l’appropriation des lieux ou des situations.
La marche est en ce sens une résistance. Les marcheurs ne sont pas pressés. Ils cheminent à quatre ou cinq kilomètres-heure, n’hésitent pas à faire la sieste ou à lanterner quand, en avion, on traverse l’Atlantique en une dizaine d’heures. Une journée de marche revient à quinze-vingt minutes de voiture. Les marcheurs prennent leur temps et refusent que leur temps les prenne. Les heures sont à eux, non aux impératifs sociaux. Leur cheminement paisible restitue l’épaisseur de la présence au monde et aux autres, il est un instrument puissant de retrouvailles avec les proches pour ces moments de plus en plus mesurés où l’on est tout entier dans le souci de l’autre tout en partageant des moments privilégiés.
Marcher, c’est cesser de perdre pied ou de faire des faux pas, c’est se retrouver de plain-pied dans son existence. Le chemin parcouru rétablit un centre de gravité qui s’était défait au fil du temps, ou bien il le renforce en procurant des moments de plénitude. Dans un autre temps, Thoreau écrivait déjà dans Walden, ou la vie dans les bois (1854) : « Je gagnais les bois parce que je voulais vivre suivant mûre réflexion, n’affronter que les actes essentiels de la vie […], vivre abondamment, sucer toute la moelle de la vie, vivre assez résolument, assez en spartiate pour mettre en déroute tout ce qui n’était pas la vie. »
Une marche, même de quelques heures, instaure une distance propice avec le monde, une transparence à l’instant, elle plonge dans une forme active de méditation, de contemplation. Elle donne sa pleine mesure à l’intériorité. Détour pour rassembler les fragments épars de soi, elle remet en ordre le chaos intérieur, elle n’élimine pas la source de la tension, mais change le regard sur elle.
L’esprit bat alors la campagne en toute liberté, car la marche est aussi un cheminement entre pensée et mémoire, sans hâte, sans crainte d’être interrompu par un emploi du temps exigeant ou une sonnerie intempestive. Pour mémoire, le Bouddha, le Christ, Mahomet sont d’abord des hommes à pied, livrés à leur seul corps, et leur parole se répand au rythme de leurs déambulations et de leurs rencontres avec les autres.
De surcroît, la marche est une activité physique sans compétition, tout entière dans la jouissance de l’instant. Le marcheur redécouvre son corps au jour le jour, et nombre de maux liés au manque d’exercice physique s’effacent sans qu’il s’en aperçoive : déprime, tensions musculaires, lourdeurs digestives…Tissée d’humilité, de patience, de lenteur, de détours, la marche reste dans les limites des ressources physiques sans recherche de vaines prouesses, elle s’ajuste aux aspérités, aux courbes ou aux difficultés du terrain. L’individu retrouve un sentiment d’enracinement à la terre. Longtemps d’ailleurs, la mesure de l’espace sollicitait le corps. Il n’existait pas alors dans nos sociétés une rupture entre l’humain et le monde. On parlait de pouces, de pieds, de brassées, de coudées, de toises. Le corps était encore un écho du cosmos.
Aucun combat avec les éléments pour y imprimer son empreinte personnelle, mais une volonté apaisée de se perdre avec élégance dans le paysage sans jamais le considérer en adversaire à vaincre. Une co-naissance avec un monde environnant se révèle au fur et à mesure de l’avancée. La « biodiversité » cesse alors d’être un mot abstrait, et s’associe aux odeurs d’herbe coupée, de fleurs jusqu’alors inconnues, à la contemplation des collines ou des arbres, au souffle du vent, etc. Il s’agit bien d’avoir les pieds sur terre au sens littéral et symbolique, et non plus à côté de ses pompes.
Le succès grandissant de la marche depuis une vingtaine d’années est une manière heureuse de se mettre en retrait. Qu’ils marchent une journée sur des sentiers de campagne ou s’aventurent pour de plus longues périodes sur les chemins de Compostelle ou de la Francigena, les marcheurs n’ont plus de comptes à rendre, ils deviennent anonymes sur les chemins, enfin disponibles à leur existence, hors course. Ils abandonnent provisoirement leurs repères familiers pour se mettre en situation de découvertes, de réinvention de soi.
Anachronique dans le monde de la vitesse, de l’utilité, du rendement, de l’efficacité, la marche est un acte de résistance civique privilégiant la lenteur, la disponibilité, la conversation, la curiosité, l’amitié, la gratuité, la générosité, autant de valeurs opposées aux exigences néolibérales qui conditionnent désormais nos vies. Quête d’intériorité, d’apaisement, de convivialité, elle est un éloge de l’attention au monde.
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Choisissez, au hasard, un film qui montre une sortie d’école primaire. Si l’extrait est tourné dans les années 50 ou 60 – nous avons fait le test avec « Mon oncle » ou « La Guerre des boutons » –, alors vous verrez la majorité des enfants quitter l’école à pied. Mais plus le film est récent, plus la probabilité que l’écolier reparte en voiture est grande. Si vous n’avez pas envie de fouiller votre cinémathèque, jetez donc un œil dans la rue : la quasi-totalité des écoliers ne sont plus piétons mais passagers.
Les – trop rares – études consacrées au sujet confirment que les enfants marchent de moins en moins. Une enquête [PDF], menée en Languedoc-Roussillon en 2008 et publiée par le Commissariat général au développement durable (CGDD), estimait que « 70% de tous les de?placements des enfants de 6 a? 14 ans sont effectue?s en voiture ».
Une autre enquête [PDF], publiée par le Centre d’études sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les constructions publiques (Certu) en 2007 sur les trajets vers l’école primaire à Lille et à Lyon, montrait que, même dans les grandes métropoles, les enfants vont de plus en plus souvent et majoritairement à l’école en voiture-passager (voir graphique ci-dessus).
Pourquoi marchent-ils si peu ? Parce qu’on leur interdit ! Le médecin britannique William Bird l’a montré en suivant une famille, la famille Thomas, qui vit et marche depuis quatre générations dans la même ville de Sheffield, dans le nord de l’Angleterre.
En 2007, il a publié une carte sur laquelle on peut voir le rayon des déplacements autorisés à l’âge de 8 ans se réduire au fil des quatre générations.
« Les jeunes enfants n’ont bien sûr pas l’interdiction de marcher, mais ils font face à beaucoup d’interdictions dans la rue. Ils ont tous des limites spatiales à ne pas franchir autour de leur logement. Ça peut être un arbre ou une maison qui a été désignée par les parents.
C’est souvent très restreint. En général, avant le CM2, les enfants n’ont pas le droit de traverser leur rue », décrypte l’anthropologue et urbaniste Pascale Legué qui a mené plusieurs enquêtes sur ce sujet en France depuis le début des années 90, notamment en accompagnant les jeunes enfants dans leurs déplacements.
Depuis quand ces interdits se sont-ils multipliés ? La chercheuse cite les travaux de l’historien Philippe Ariès (« L’enfant et la rue, de la ville à l’anti-ville », « Essais de mémoire, 1943-1983 », éd. Seuil 1993), qui montrent que l’enfant a commencé peu à peu à perdre son rôle social dans la ville au XIXe siècle.
Mais, précise-t-elle, c’est au milieu du XXe siècle que démarre « l’abandon de la rue par les enfants ». La chercheuse note :
La faute, selon elle, principalement à la voiture et aux urbanistes qui « ont conçu la ville pour les adultes motorisés ». Le jeune enfant étant moins capable d’interpréter et de réagir face à la vitesse d’une voiture, on lui a tout simplement retiré son droit de cité, comme le montrent les schémas ci-dessous.
Mylène Coulais, 56 ans, dont la famille vit depuis quatre générations à Chauray, dans la grande périphérie de Niort (Deux-Sèvres), a bien voulu se pencher pour nous sur l’histoire de la marche dans sa famille.
De l’épicerie au supermarché
Elle se souvient :
« Ma grand-mère est née en 1916. Quand elle était toute jeune enfant, elle allait au lavoir à pied à 500 m de chez elle, et un peu plus tard à pied dans le village d’à côté à 5 ou 6 km de là. Mes parents n’allaient pas si loin à pied mais ils allaient seuls à l’école, en rejoignant les autres enfants sur le trajet. Moi aussi, j’y allais seule et je rentrais à pied le midi, ça faisait beaucoup de marche. Quand ma fille Émilie a été en âge d’aller à l’école, celle-ci avait changé de place parce que le village avait beaucoup grossi. Quand j’étais petite, on était 500 habitants dans le village, maintenant on est 5 000 dont beaucoup de gens qui travaillent à Niort. La municipalité a aussi mis en place un réseau de bus gratuit pour l’école donc mes enfants y sont allés en bus ou en voiture. Mais, même en dehors du trajet pour l’école, c’est vrai que les enfants ont arrêté de marcher. Avant, on allait au sport à pied, maintenant on les y conduit. On les laissait aller faire des courses à l’épicerie mais maintenant ça ne se ferait plus, d’ailleurs il n’y a plus d’épicerie, on va au supermarché. Par contre, on a commencé à créer un réseau Pédibus pour que les parents accompagnent les enfants à l’école à pied. »
Ces changements ont des conséquences importantes pour les enfants. Déjà, on constate qu’ils sont moins endurants qu’il y a 30 ans : leurs capacités physiques ont régressé de 2% par décennie. Or les spécialistes en conviennent : une pratique prolongée et quotidienne de la marche pourrait suffire à enrayer ce déclin.
L’architecte Sabine Chardonnet-Darmaillacq s’inquiète également :
« Quelle est la représentation de ce que c’est qu’être dehors et de ce qu’est la rue quand on a nous a interdit d’y marcher toute notre enfance ? C’est le rapport au monde des enfants qui est transformé. »
Pour leur rendre le droit de marcher, l’urbaniste Thierry Paquot propose d’interdire la circulation des voitures autour des écoles quinze minutes avant et après l’entrée et la sortie des élèves.
Pascale Legué propose également de repenser le devant des écoles : ces endroits où « on a mis des barrières pour éloigner les enfants de l’endroit prévu pour se garer ». Elle cite, sans la nommer, l’exemple d’une commune de Vendée qui a envisagé un temps de transformer la large aire devant ses deux écoles mitoyennes en un espace totalement piéton. Elle y a renoncé, face à l’opposition parentale. L’urbaniste déplore :
« L’espace devant les écoles pourrait devenir un espace d’échange et de jeu, on pourrait aussi implanter des jardins et en faire un lieu de vie pour toutes les générations. Au lieu de ça, on pense tout pour la voiture et on cantonne ensuite chacun dans ses espaces réservés. »
Les pas perdus des jeunes enfants sont décidément un très beau miroir de nos villes.
Merci à Eric Chtourbine (RR'amp;A), Léa Marzloff (Chronos) et Danièle Vulliet (Cerema) pour leur aide dans la réalisation de cet article.
Thibaut Schepman