Cette pratique appelée «désherbage» est nécessaire à l'entretien des collections.
Il ne peut pas y avoir d'acquisition s'il n'y a pas de désherbage. Eugenio Mazzone via Unsplash
Le 14 février 2022, des étudiants américains postaient sur TikTok une vidéo où ils se mettaient en scène, choisissant des ouvrages jugés «colonialistes» dans une bibliothèque et les jetant à la benne. La vidéo fut à l'origine d'un petit buzz sur Twitter, d'aucuns y voyant la preuve de l'existence d'une cancel culture sur les campus américains.
Elle fut toutefois rapidement débunkée, après que l'auteur de la vidéo a contacté l'un des twittos à l'origine de la polémique: la vidéo était en fait une blague, les étudiants participaient au tri annuel des livres de la bibliothèque, et les livres devaient être jetés de toute façon, parmi de nombreux autres qui n'ont pas été filmés.
Un autre type de réaction est alors apparu: comment une bibliothèque peut-elle jeter des livres? Après tout, son rôle n'est-il pas de les conserver? N'est-ce pas une forme de destruction de la culture, un dévoiement du rôle des bibliothèques?
Déjà en juillet 2021, le site Mr Mondialisation partageait sur sa page Facebook son indignation face au «gaspillage» des livres jetés par les bibliothèques de Paris. Là encore, de nombreux internautes ont réagi, faisant part de leur incompréhension face à l'idée d'une bibliothèque jetant des livres.
Pourtant, se débarrasser des livres obsolètes fait partie du fonctionnement normal d'une médiathèque. Le processus a même un nom: le désherbage. Comme dans un jardin où les mauvaises herbes empêcheraient les autres de fleurir, les livres obsolètes ou abîmés nuisent au bon fonctionnement de la médiathèque.
«De toute façon, on ne peut pas pousser les murs, relève Cléo, bibliothécaire en région parisienne. Et comme on doit acquérir de nouveaux documents, ça veut dire qu'il y en a certains qui en remplacent d'autres. Ça fait partie de la politique d'acquisition, pour faire vivre une collection. Il ne peut pas y avoir d'acquisition s'il n'y a pas de désherbage.»
De fait, les objectifs d'une bibliothèque municipale ne sont pas ceux d'un fonds d'archives. Leur but est moins de conserver des documents, ou d'assurer la survie des textes, que de faciliter l'accès à l'information et à la culture, de les faire circuler. Or les livres, comme tous les objets, sont soumis à l'usure, et les informations qu'ils contiennent peuvent se périmer.
Les livres à désherber sont sélectionnés selon des critères précis, détaillés par la «méthode Ioupi», acronyme permettant de se souvenir des différentes raisons qui peuvent pousser à se débarrasser d'un livre:
Le «I» signifie «Incorrect», et correspond au cas où le document contient des informations erronées.
Le «O», pour «Ordinaire», désigne un livre dont le contenu n'a pas d'intérêt particulier.
Le «U», ou «Usé», rappelle de regarder l'état du document: si celui-ci est trop abîmé, il faut le désherber et éventuellement le remplacer par un exemplaire neuf.
Le «P» signifie «Périmé», à propos des documents dont les informations ne sont plus d'actualité. «Parfois c'est la science qui a avancé, ou encore un guide de voyage: il faut le renouveler tous les trois ans parce que les restaurants ont changé», exemplifie Cléo.
Le dernier «I» peut vouloir dire soit «Inadapté», c'est-à-dire un document qui n'aurait pas sa place dans cette collection précise, par exemple un document universitaire trop pointu dans une bibliothèque municipale généraliste, soit «Inutilisé», c'est-à-dire peu emprunté et donc peu lu. «Il n'a plus de succès, il ne sort plus, et donc il va quitter les collections de la médiathèque», indique Cléo.
«Mais ne pourrait-on pas donner tous ces livres, plutôt que de les jeter?», demandent les internautes dès que la question du désherbage revient sur les réseaux sociaux. Pour Cléo, ce n'est pas toujours aussi simple:
«Si le document est encore utilisable ailleurs, on peut en faire don, à une association, par exemple. Il y a aussi des médiathèques qui organisent des braderies. Mais ça peut être très compliqué à mettre en place. Ça nécessite de signer des conventions avec les associations. Et comme ça demande du temps, et que parfois les médiathèques sont en sous-effectifs, c'est une étape qu'on n'a pas forcément le loisir d'assumer.»
Par ailleurs, les livres étant achetés avec de l'argent public, les bibliothécaires ne sont pas seuls à décider de ce qu'ils deviennent. «C'est quelque chose qui doit être validé par notre hiérarchie, c'est-à-dire la direction de la médiathèque, et au-dessus de la médiathèque, il y a la mairie. Le maire peut refuser que les livres soient donnés, ou alors on n'a pas forcément le temps pour traiter cette question», ajoute Cléo.
J'ai l'impression qu'on sacralise l'objet livre, alors que pour moi, c'est un objet comme un autre, qui peut s'user. Cléo, bibliothécaire
Mais même lorsque les dons ou les braderies existent, un certain nombre de livres devront tout de même être jetés. «Si l'information est obsolète, elle est obsolète pour tout le monde», rappelle la bibliothécaire. Et certains livres sont en trop mauvais état pour être donnés. Le papier est toutefois recyclé: «Parfois, les livres sont couverts avec un film plastique sur la couverture, et il faut détacher la couverture pour pouvoir recycler le papier. On fait venir deux bennes, une pour le papier et une pour ce qui n'est plus recyclable.»
Malgré tout, l'idée de jeter des livres, même usagés, même obsolètes, provoque souvent des réactions épidermiques chez les amoureux de la lecture. En 2019, la série Netflix Tidying Up with Marie Kondo avait déjà suscité des réactions fortes lorsque la spécialiste du rangement avait conseillé à un couple de clients de faire un sérieux tri dans leur bibliothèque, de ne garder que les ouvrages qui leur «apportaient de la joie», et de se débarrasser du reste.
«J'ai l'impression qu'on sacralise l'objet livre, alors que pour moi, c'est un objet comme un autre, qui peut s'user, estime Cléo. Beaucoup de gens confondent l'objet livre, le contenant, avec le contenu.» De fait, la comparaison avec les autodafés de l'Allemagne nazie revient régulièrement lorsqu'il est question de détruire des livres. Mais c'est oublier que ces autodafés avaient pour objectif de détruire tous les exemplaires des textes afin de les supprimer définitivement de la circulation. Détruire un exemplaire d'un livre largement publié et distribué est fondamentalement différent, à la fois dans l'intention et dans les conséquences.
Si les gens se scandalisent qu'un livre quitte la bibliothèque, peut-être qu'ils auraient pu l'emprunter avant, on l'aurait sans doute gardé! Cléo, bibliothécaire
On peut se demander s'il n'y a pas dans ces réactions épidermiques une forme de ce que le sociologue Pierre Bourdieu appelait une «logique de distinction»: un moyen de montrer que l'on est un bon lecteur, qui a bien intégré la norme d'une vision du livre comme d'un objet «pas comme les autres», qui serait porteur d'émancipation et de culture. Une façon, finalement, de faire savoir que l'on est soi-même émancipé et cultivé.
En tout cas, Cléo constate que les personnes qui ont ce type de réactions ont peut-être une large bibliothèque personnelle, mais fréquentent vraisemblablement peu les bibliothèques publiques. «Je n'ai pas l'impression que les usagers sacralisent [le livre] particulièrement. Les usagers en médiathèque acceptent qu'un livre soit partagé et lu par d'autres personnes. Ils se rendent compte qu'un livre peut être abîmé.» D'ailleurs, «si les gens se scandalisent qu'un livre quitte la bibliothèque, peut-être qu'ils auraient pu l'emprunter avant, on l'aurait sans doute gardé!», ironise-t-elle.
Par Estelle Debouy
À une époque où certains se demandent pourquoi il faut encore lire les textes de l’Antiquité, il ne me semble pas inutile de rappeler pourquoi il est encore possible de les lire. En effet, si rien ne s’interpose entre l’auteur contemporain et son livre, si le texte est celui que l’auteur a définitivement écrit, exception faite des fautes d’impression ou autres coquilles, des siècles séparent les éditions contemporaines du texte écrit par ces auteurs qui vivaient bien avant notre ère. Comment est-il donc possible de lire encore les textes de l’Antiquité aujourd’hui ?
Rouleau imprimé, Cronica cronicarum. Paris, François Regnault et Jacques Ferrebouc pour Jean I Petit, 1521 - Vélin 55 x 531 cm. BnF, Réserve des livres rares, Rés. Vélins-15 et 16
Le premier événement majeur pour la transmission des textes de l’Antiquité se produit entre le IIe et le IVe siècle de notre ère : le rouleau est abandonné au profit du codex, livre qui a à peu près l’apparence qu’on lui connaît aujourd’hui. Il est beaucoup moins volumineux que le rouleau, donc plus facile à manipuler -
Le Banquet de Platon devait tenir sur un rouleau de 7 m ! – et pouvait contenir davantage de texte. Voici ce qu’écrit à ce sujet le poète Martial dans ses Épigrammes (I, 2, 1-4) :
« Toi qui souhaites avoir partout avec toi mes petits livres et qui les veux comme compagnons pour un long voyage, achète ceux que le parchemin condense en de courtes pages. Réserve ta bibliothèque aux gros livres, moi je tiens dans une seule main. »
Mais le passage d’un support à l’autre signifie qu’il fallut transcrire toute la littérature ! Ce fut le premier filtre par lequel les textes classiques durent passer.
C’est entre le IXe et le Xe siècle qu’on trouve le deuxième filtre majeur par lequel la littérature classique est passée : il s’agit de la translittération, c’est-à-dire le passage de l’onciale (graphie créée à partir de la majuscule) à la minuscule. L’onciale, même si elle était d’un excellent effet, était si grande qu’une page ne pouvait contenir que peu de texte. Quand la matière première se fit plus rare, on adopta pour le livre l’écriture utilisée pour les lettres, documents, rapports, à savoir la minuscule qui présentait, en outre, l’avantage de pouvoir être écrite très vite, contrairement à l’onciale, longue à tracer.
Cette dernière fut progressivement abandonnée et, à la fin du Xe siècle, elle n’était plus utilisée que pour des ouvrages liturgiques particuliers ou pour le début des livres ou des chapitres.
En translittérant, le copiste faisait parfois des erreurs et, en de nombreux endroits, on trouve dans tous les manuscrits existants les mêmes fautes, qui semblent provenir d’une source unique : on admet donc qu’on ne faisait qu’une translittération d’un livre en onciale, mis ensuite au rancart, de sorte que le témoin en minuscule devenait la source de toutes les autres copies.
La transmission de certains textes ne tient qu’à un fil : si certains auteurs étaient si solidement ancrés dans la tradition littéraire et scolaire que leur survie ne faisait plus aucun doute (c’est le cas notamment de Virgile, Horace, Juvénal, Cicéron, Salluste, Pline l’Ancien, etc.), d’autres au contraire ne nous sont parvenus que de façon extraordinaire. C’est le cas, par exemple, du manuscrit du Ve siècle de la cinquième décade de l’historien latin Tite-Live qui parvint jusqu’au XVIᵉ siècle sans avoir même été copié.
Au XIIIe siècle, le patrimoine classique connaît de nouvelles avanies : on abandonne la fréquentation des Anciens pour des manuels plus pratiques qui n’en conservent que des extraits ou des exempla. Puis, avec la chute de Constantinople, la tradition philologique passe aux mains des humanistes italiens.
C’est l’époque de la redécouverte de la culture classique. L’érudit de la fin de la Renaissance avait accès à presque autant d’œuvres grecques et latines que nous aujourd’hui. Les traductions (du grec en latin, et du grec et du latin vers les langues nationales) avaient mis une bonne partie de la littérature antique à portée du grand public.
Depuis la fin du XVIIe siècle, rares sont les découvertes d’un texte ancien inconnu. Néanmoins au XIXe siècle une nouvelle série de découvertes s’amorça quand on comprit que des textes classiques étaient encore dissimulés dans l’écriture inférieure des palimpsestes. Du grec palin (de nouveau) et psao (gratter), ce terme désigne « ce qu’on gratte pour écrire de nouveau ». Ce sont donc des manuscrits dont l’original a été lavé pour faire place à une œuvre plus demandée. On découvrit ainsi sous le commentaire de Saint Augustin sur les psaumes le De Republica de Cicéron qu’on croyait définitivement perdu !
Palimpseste du De Republica de Cicéron (IVᵉ siècle et VII–VIIIᵉ siècle). MS. Vat. Lat. 5757, Biblioteca vaticana, Author provided
Comment passe-t-on des textes copiés et recopiés dans des manuscrits par les savants du Moyen Âge et de la Renaissance aux textes qui se trouvent sur les rayons de nos bibliothèques ? C’est là qu’intervient le travail de l’éditeur.
Éditer, c’est retrouver une tradition, c’est essayer de remonter de nos documents à l’original dont on est séparé par des intermédiaires plus ou moins nombreux, parfois perdus ou fragmentaires. Cette attitude « scientifique » du philologue est assez récente puisqu’il faut attendre le XIXe siècle pour voir apparaître, grâce à Lachmann, la critique des textes, c’est-à-dire la reconstitution des témoins perdus et le classement comparé des variantes. Il s’agit de reconstruire un texte ancien à partir de l’étude comparative de l’ensemble de la tradition manuscrite par laquelle il nous est parvenu.
Malheureusement, on ne peut jamais remonter à l’original, mais au terme d’une recherche qui s’apparente un peu à une enquête, on est en mesure de reconstituer ce qu’on estime être le texte original. Cette reconstitution se présente sous la forme d’un schéma qu’on appelle stemma, sorte de tableau généalogique des manuscrits sources d’une même œuvre. On distingue deux cas de figure quand on cherche à remonter à l’original d’un texte : ou bien il est possible de consulter les manuscrits qui contiennent l’œuvre de l’auteur (transmission directe), ou bien les manuscrits sont perdus et il faut aller à la pêche aux fragments disséminés çà et là (transmission indirecte).
À titre d’illustration, examinons pour terminer le travail de l’éditeur du texte de Tite-Live : il a pour tâche de consulter tous les manuscrits de l’auteur qui sont parvenus jusqu’à nous afin d’établir le texte qu’il estime le plus juste. Voici un manuscrit de Tite-Live (l. XXIII) du Ve siècle (planche XI), conservé à la BNF sous la cote MS. lat. 5730 (fol. 77v), et voici, en regard, le texte édité aux Belles Lettres (2003).
Manuscrit de Tite-Live (l. XXIII) du Vᵉ siècle. MS. lat. 5730 (fol. 77v), BnF, Author provided
Comme l’indiquent les crochets droits, l’éditeur de Tite-Live, Paul Jal, ne conserve pas le premier mot Haec qu’on trouve pourtant dans le manuscrit.
Et comme l’indiquent les crochets pointus, Paul Jal ajoute le mot castraque qu’on ne trouve pas dans le manuscrit ; il suit en cela la conjecture de l’éditeur Valla (c’est ce qu’il note en bas de page dans ce qu’on appelle un apparat critique).
Le travail du philologue est donc le dernier maillon dans la longue chaîne de la transmission des textes antiques jusqu’à nous. Le défi qu’il doit relever aujourd’hui se situe dans le passage de l’imprimé au numérique. Les avantages d’une édition numérique sont nombreux : non seulement le texte lui-même peut être enrichi de commentaires, traductions multiples, annotations grammaticales, métriques, etc. mais, grâce à l’encodage TEI.xml (la Text Encoding Initiative a pour objet de fournir des recommandations pour la création et la gestion sous forme numérique de tout type de données créées et utilisées par les chercheurs en sciences humaines, comme les sources historiques, les manuscrits, les documents d’archives, les inscriptions anciennes, etc.), le texte et son apparat peuvent être transformés en une base de données complète consultable par le lecteur en fonction de ses besoins.
Or, il n’existe encore que très peu d’éditions critiques numériques qui présentent à la fois un appareil critique complexe et argumenté s’inscrivant dans la longue tradition philologique et un jeu de données permettant l’analyse et l’interprétation.
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