L’aspect gênant n’est pas “l’instrumentalisation” de la Révolution ou le discours idéologiquement orienté. Non, le drame est que le téléspectateur n’a que de trop rares outils à disposition pour mettre à distance ce discours.
Petite animation sur Twitter la semaine dernière: la diffusion jeudi 2 mai en prime time d’un numéro de “Laissez-vous guider” a mis en émoi une foule de sans-culottes historiens ou professeurs d’histoire, dont l’auteur de ces lignes. Rien de nouveau, direz-vous. Ces esprits grognons tourneraient en dérision une émission populaire qui divertirait en apprenant des choses. Stéphane Bern et Lorànt Deutsch incarneraient une histoire vivante qu’on n’enseignerait plus. Derrière cette défense et illustration du “road-trip” dans le Paris révolutionnaire, il y a une confusion regrettable qui nous empêche de comprendre quelques enjeux.
Sur la forme, le programme a renforcé tous les défauts de “Secrets d’Histoire” sans s’appuyer sur ses points forts. Le formidable et pédagogique ”#BingoBern” lancé par mes collègues sur Twitter (@thibault_lh, @Romain_HG, @KeriKeriKerii, @profenthese) permet d’en pirater les codes. Derrière la dérision sur le programme, on arrivait encore à se parler avec Stéphane Bern: décoder le discours sur l’histoire au profit d’un échange avec un public soucieux d’aller plus loin.
On notera surtout qu’avec “Laissez-vous guider”, on change de monde. Les scènes de “faux étonnement”, les “Ouah” et “C’est dingue!”, le jeu d’acteurs assez maladroit des deux animateurs, les touristes réquisitionnés pour jouer Marie-Antoinette et Louis XVI relèvent plutôt du malaise en direct que du divertissement historique. Surtout, en dehors des seules reconstitutions 3D appréciables, on notera ce curieux paradoxe: Stéphane Bern et Lorànt Deutsch se sont affranchis de la chronologie. Misère, dans un temps où ces émissions sont louées pour les qualités d’un “récit chronologique”, tout ici était sauts de puces et bonds temporels assez incohérents, erreurs de localisation et raccourcis douteux. En passant rapidement de la Bastille au Temple (lieu d’incarcération de l’ex-famille royale), du 14 juillet au 10 août, pouvait-on comprendre la chronologie (même simplifiée) de la Révolution? Spoiler: non.
C’est d’autant plus regrettable qu’aucune mention ne fut faite des initiatives pour populariser le “Paris révolutionnaire”: les récents parcours des musées refaits, applications Smartphone pour se balader dans Paris à la découverte de la Révolution. Enfin, le lecteur d’histoire pouvait très clairement constater, impuissant, le pillage de certains livres dont les auteurs… n’ont pas été invités. Il est dommage d’avoir fait appel à un consultant pour narrer la Révolution, alors que tant de chercheurs la racontent avec passion et de manière aussi vivante. Il est surtout dommage d’utiliser la recherche pour lui faire dire n’importe quoi.
Constatons l’échec du combat pour faire cesser la diffusion de mauvais contenus à la télévision, construisons plutôt nos propres machines de guerre, chaînes YouTube et podcasts. Comparons avec ce qui s’est fait lors du Centenaire de la Première Guerre mondiale.
L’aspect gênant de ces émissions n’est peut-être pas, comme le dénoncent des élus et politiciens nationaux, “l’instrumentalisation” de la Révolution ou le discours idéologiquement orienté de Stéphane Bern et de Lorànt Deutsch. Non, le drame est que le téléspectateur n’a que de trop rares outils à disposition pour mettre à distance ce discours. Cela tient à une confusion fondamentale: non, la Révolution n’est pas un divertissement, c’est avant tout une culture, une langue politique inventée. S’intéresser à ce que du citoyen au Président de la République on appelait encore pour le Bicentenaire en 1989 “Notre Révolution”, cela peut se faire à de multiples sources: lire Victor Hugo, aller au théâtre, se promener. Les récent succès de la pièce de Joël Pommerat (Ça ira (1) Fin de Louis) ou du film de Pierre Schoeller (Un peuple et son roi) indiquent que cette “culture” de la Révolution, son esthétique, est pourtant encore ancrée dans la population française.
Mais pour cela, il faut un arrière-plan, des sources de savoir facilement accessibles. Peu importent les numéros ineptes d’émissions qui ne sont ni divertissantes ni historiques. Peu importe tant qu’une vulgarisation efficace, accessible vient contrebalancer ces petites entreprises qui existeront toujours. C’est le propre de la Révolution française d’être détournée, instrumentalisée. C’est même sa caractéristique depuis le premier coup de feu à la Bastille ou depuis le canon de Valmy. ”Ère nouvelle de l’histoire du monde”, la Révolution est par nature un événement interprété, rejoué, réincarné dans des luttes. C’est son écho vivant dans l’histoire.
Mais aujourd’hui, l’alerte la plus grave est peut-être ailleurs. La lecture récente d’un nouveau manuel sur les nouveaux programmes de lycée, bourré de fautes et contresens historiques sur la Révolution, laisse un goût amer: Robespierre y est le chef du Comité de Salut public, on enseigne aux élèves que tous les suspects arrêtés pendant la Révolution auraient été exécutés. Indice: non. J’en passe. Il y a là un avertissement: que veut-on transmettre comme culture commune (civique et historique) sur la Révolution? De plus en plus, on en transmet une part appauvrie, alors que nous devrions au contraire redoubler d’efforts pour en transmettre la part la plus complexe.
Dès lors, quel remède à ce mauvais road-trip sur une chaîne de service public? L’enseignement. Pour cela, cessons de retirer des moyens à la recherche, cessons de croire qu’il y a d’un côté l’histoire savante et de l’autre “la fable pour le bas-peuple” à vendre en cours. Je ne peux que saluer les quelques trop rares collègues universitaires, bataillant avec les éditeurs et le manque de temps, qui font encore le “job” de populariser une histoire, de s’adresser aux enseignants des collèges et lycées, de participer à des actions de formation, de venir faire conférences gratuites et grand public.
Mais aujourd’hui, l’alerte la plus grave est peut-être ailleurs. La lecture récente d’un nouveau manuel sur les nouveaux programmes de lycée, bourré de fautes et contresens historiques sur la Révolution, laisse un goût amer.
Jadis, durant une courte carrière d’apprenti chercheur, l’auteur de ces lignes appartenait à un laboratoire désormais disparu qui avait pour mission de produire des contenus pour les professeurs. Durant son agonie, cet Institut n’en produisait plus. C’est sa vocation qui s’est effondrée, parce que nous n’avons pas su l’entretenir. C’est là notre échec, il n’y pas d’un côté la télévision pour un quart d’heure warholien, de l’autre les revues savantes, les thèses et les gros livres. La transmission de l’histoire de la Révolution française est un bloc, pourrait-on dire aujourd’hui pour reprendre une célèbre formule de Clemenceau.
Constatons enfin l’échec du vain combat pour faire cesser la diffusion de mauvais contenus à la télévision, construisons plutôt nos propres machines de guerre, chaînes YouTube et podcasts. Comparons avec ce qui s’est fait lors du Centenaire de la Première Guerre mondiale où des contenus culturels ont pu être produits avec la complicité des historiens. Pourquoi? Parce que l’histoire de la Première Guerre mondiale continue d’allier associations mémorielles, producteurs, professeurs du secondaire et universitaires.
C’est tout l’enjeu désormais pour la Révolution française: réinvestir les collèges et lycées, réinvestir les associations. Elle est notre droit, notre loi, notre littérature, notre peinture, nos monuments, nos vies de citoyens. Elle est vivante, elle est nôtre.