Lieu symbolique des commémorations, le monument aux morts n’est pas toujours fidèle à l’histoire. Erreurs ou omissions, les inscriptions se font à la mairie. Si le maire veut bien.
Mort pour la France: Lucien Bessonneaux est tombé sous les balles allemandes le 3 décembre 1914. Pourtant, le nom de ce soldat du 290e régiment d’infanterie n’est inscrit sur aucun monument aux morts.
Cela fait cinq ans que son arrière-petit-neveu attend que son nom soit rajouté. «C’était un 11 novembre. Devant le monument aux morts et devant tout le monde, le maire a dit qu’il inscrirait le nom de mon arrière-grand-oncle. Depuis, rien», soupire Jérôme Charraud, professeur de mécanique et passionné d’histoire.
Le descendant du Poilu a commencé ses recherches en 2001. Cinq ans plus tôt, après avoir racheté la maison de ses grands-parents, il était tombé sur des documents historiques «dans les papiers de Fernande», sa grand-mère paternelle.
Parmi eux, des vieilles photos sépia encore en bon état, prises chez Auguste Charrouin, célèbre atelier tourangeau de photographie à l’époque. On y voit Lucien Bessonneaux poser en tenue militaire. Cigarette dans la main droite, gants en cuir dans l’autre, la moustache rebiquant, le combattant se tient droit. Au-dessus de lui, les deux mots d’ordre de tout soldat de l’époque: honneur et patrie.
Avec le centenaire de la Grande Guerre, qui a fait quelque 1,4 million de morts et disparus chez les militaires français, les monuments aux morts sont revenus sur le devant de la scène.
«L’enjeu autour des monuments aux morts est central au sein des commémorations», reconnaît Alexandre Lafon, conseiller historique de la mission du centenaire, qui met en place le programme commémoratif de la célébration de l’armistice de 1918. Mais derrière l’aspect mémoriel, le politique n’est jamais très loin.
Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, les maires font un peu ce qu’ils veulent, malgré une obligation d’inscrire les morts pour la France sur le monument mise en place dès l’après-guerre. «Sauf qu’il n’y avait pas de loi disant que si vous ne le faites pas, on vous arrête, souligne Serge Barcellini, contrôleur général des armées et président du Souvenir français, association chargée de l’entretien des tombes et des monuments commémoratifs. On a laissé suffisamment de latitude aux maires pour décider qui ils allaient inscrire.»
Aucun organisme ne vérifie que les maires respectent leurs obligations. Depuis 2012, la loi dispose que «lorsque la mention “Mort pour la France” a été portée sur son acte de décès […], l'inscription du nom du défunt sur le monument aux morts de sa commune de naissance ou de dernière domiciliation […] est obligatoire». Mais sans demande au maire, pas d’obligation d’ajouter le nom. «Il n’y a rien à reprocher aux monuments qui ne listent pas tous les noms, s’il n’y a pas eu de demande», explique Maeva Guillerm, avocate spécialisée en droit public.
Le descendant de Lucien Bessonneaux, lui, a bien fait la demande. Il a même contacté l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG), établissement public d’État. «Si un nom n’apparaît nulle part, l’ONAC ne peut rien imposer», assure Daniel Arnaud, chef du département reconnaissance et répartition de l’organisme. On indique donc à Jérôme Charraud d’aller voir… le maire. «Pour qu’une loi soit respectée, il faut un inspecteur général qui y veille, note Serge Barcellini. Et ce n’est pas le cas.»
Officiellement, le monument de Badecon-le-Pin peut être considéré comme illégal et Jérôme Charraud pourrait attaquer François Broggi, le maire de cette commune de l’Indre située à une trentaine de kilomètres de Châteauroux. «Devant le tribunal administratif, une trop longue attente peut être assimilée à un refus», avance Maeva Guillerm.
Du côté de la mairie, on se défend comme on peut. «Si le nom n’est pas sur le monument aux morts, c’est qu’il y a des raisons», assène le maire, convaincu que Lucien Bessonneaux est déjà inscrit sur un autre monument. Pourtant, il reconnaît n’en avoir aucune preuve et finit par rejeter la faute sur son prédécesseur.
Pour Maeva Guillerm, la procédure pourrait prendre environ un an. Pour quel résultat? Sans doute une simple injonction d’inscrire le nom, et peu d’espoir d’indemnités –pas de quoi rembourser les frais d’avocat, donc.
Mais que le maire se rassure, le professeur de mécanique ne compte pas l’attaquer. «Je ne vais pas me prendre la tête avec le maire. Pour me souvenir de mon arrière-grand-oncle, je n’ai pas besoin de ça.» L’historien amateur a fait mieux. Il s’est rendu en Belgique, dans la commune de Zonnebecke, là où son ancêtre est mort.
Pour une mairie, honorer ses morts, c’est aussi une manière de réussir son 11-Novembre. Quitte à rajouter des noms déjà inscrits sur d’autres monuments. «Aujourd’hui, toutes les études montrent qu’il y a bien plus de noms sur les monuments aux morts que de morts en réalité, remarque Serge Barcellini. Le maire, pas fou, il se dit: “Ça ne me coûte pas grand-chose et je me fais bien voir.” Moi, je serais maire, on me dit qu’il y a deux oubliés, je les mets tout de suite.»
Jérôme Charraud cite le cas de Charles Chénon, soldat présent sur cinq monuments différents. «Ça fausse évidemment le rapport à la guerre et à sa réalité, déplore Alexandre Lafon. Après, est-ce gênant? Il vaut mieux qu’il soit inscrit deux fois que pas du tout.»
Le 11 novembre 2017, la commune de Bouin-Plumoison (Pas-de-Calais) a rajouté douze noms sur son monument aux morts, douze soldats nés dans la commune –de quoi faire une belle cérémonie pour les commémorations. «Sans Jean-Marc Despins et le Centre d’études généalogiques, ces douze Poilus, tous tombés au front lors de la Première Guerre mondiale, ne seraient jamais sortis de l’anonymat», se félicite La Voix du Nord.
Une belle publicité pour la commune, quoiqu’un peu mensongère. «Ce n’était pas que des oubliés, concède Patrick Warin, président du Centre d'études généalogiques du pays des sept vallées. Ces gens étaient déjà inscrits sur d’autres monuments.» Pour la mairie, ces doublons ne posent aucun problème. L’essentiel est de rendre hommage à ces hommes que la commune avait oubliés. Pour la vérité historique, on verra plus tard.
Le cas délicat des fusillés «pour l’exemple»
Si l’enjeu politique se confond parfois avec le mémoriel, il existe un cas où il est très clair: celui des fusillés pour l’exemple. Après la guerre, ces soldats sont les grands absents des monuments aux morts. Et de nos jours encore, leur réhabilitation n’est pas simple.
«Sur environ 650 fusillés, une quarantaine ont été réhabilités et figurent sur des monuments aux morts», indique Nicole Aurigny, vice-présidente de la Fédération nationale de la libre pensée, qui lutte pour la réhabilitation de ces soldats.
Le 11 novembre 2008, Nicolas Sarkozy avait bien prononcé à Douaumont un discours qui allait dans le sens de l’association, mais aucune mesure officielle n'a été prise. «Ça dépend de l’opinion du maire, déplore Nicole Aurigny. Certains estiment que ces soldats n’ont pas fait leur devoir. Des familles se heurtent à des refus depuis des années et des années.»
Marc Géraudie se souvient du «premier geste fort qu’[il] a pris pour la commune» après son élection en tant que maire de Seilhac (Corrèze), en 2008: il a fait inscrire le nom de Léonard Leymarie, fusillé pour l’exemple en 1914, sur le monument. «La municipalité précédente ne voulait rien entendre de ce drame, regrette-t-il. Nous, on a l’esprit plus ouvert et on a bien vu que le procès fait au soldat n’était qu’un simulacre.»
La cérémonie est couronnée de succès avec le discours d’un certain François Hollande, à l’époque député-maire de Tulle. «On a eu l’honneur d’avoir un représentant de l’État en la personne du secrétaire général de la préfecture, jubile ce maire officiellement sans étiquette, mais qui ne cache pas son affinité pour le Front de gauche. Jamais un représentant de l’État ne s’était déplacé pour ce genre de cérémonie, dans le sens où l’armée ne voulait pas en entendre parler.» En fin de compte, la commune ressort avec «une image de justice» qui n’est pas pour déplaire au maire.
La mairie de Chauny (Aisne) s’apprête à faire encore plus fort, avec l’érection d’un monument aux morts entièrement dédié aux fusillés. L’initiative vient de la Libre pensée, mais Emmanuel Lievin, directeur de cabinet de la mairie, assure qu’elle «correspond parfaitement à la philosophie du maire». L’inauguration ne se fera qu’en 2019: «On voulait laisser passer le 11 novembre, pour éviter un carambolage dans les commémorations. Et puis surtout, on respecte toutes les sensibilités.» Car ces réparations ne sont pas du goût de tout le monde, des personnes y voyant une correction abusive de l’histoire.
Même le descendant du Poilu oublié nuance. «Je considère le monument aux morts comme une pièce historique, argumente Jérôme Charraud. Il faut la prendre dans l’état où on nous l’a laissée, avec ses erreurs. Si vous prenez un vieux manuscrit de Marcel Proust où il y a une faute, vous n’allez pas la corriger. Bah là, c’est pareil.» Finalement, le professeur trouverait plus intelligent que le nom de son arrière-grand-oncle soit rajouté sur une plaque à côté du monument.
De son côté, Hubert Henry est formel: «Les oubliés, ça n’existe pas.» Ce Champenois de 68 ans, internaute assidu du «Forum 14-18» dédié à la Grande Guerre, est très remonté contre ces «réparateurs d’oubli» qui se multiplient. Il n’a pas une meilleure opinion de la loi de 2012, qu’il juge «stupide, scandaleuse et totalitaire». «Le monument en lui-même reflète la mentalité de l’époque, s’énerve-t-il. S’il y a des exclus, des évités, il y a des raisons. Nous ne pouvons absolument pas savoir, cent ans après, les vrais motifs de ces absences.»
Marcel Briant est mort le 19 juillet 1918. Comme Lucien Bessonneaux, il est mort pour la France et son nom n’apparaît sur aucun monument aux morts. Pourtant, ce serait une erreur de le rajouter. Un vieil article de 1994 de La Bouinotte, magazine consacré au Berry, rembobine l’histoire: si Marcel n’apparaît nulle part, c’est parce que son père, Félix, pacifiste convaincu et grand admirateur de Jean Jaurès, a refusé que le nom de son fils figure sur un tel monument.
«Les commémorations créent nécessairement des réparateurs de mémoire.»
Serge Barcellini, président du Souvenir français
Pour Alexandre Lafon, ce débat arrive trop tard. «Les monuments aux morts sont modifiés. La question ne se pose même pas. Certains ont changé de place. Donc dire qu’il ne faut pas toucher aux monuments… Quoiqu’il en soit, ils ont déjà été transformés!»
Quant aux «réparateurs d’oublis», il y a peu de chances qu'il s'agisse d'une espèce en voie de disparition. «Est-ce qu’on peut être contre les réparateurs de mémoire?, demande Serge Barcellini. Non, parce que dans ce cas-là, il faut arrêter les commémorations. Elles créent nécessairement des réparateurs de mémoire.»
Et si une fois passé le 11 novembre 2018, les fanatiques de la Grande Guerre retourneront dans l'ombre, les réparateurs et réparatrices d’oublis de 39-45 ne tarderont pas à sortir des tranchées.