Été 2020, monoculture d’épicéas morts en Argonne, région naturelle chevauchant les départements de la Marne, des Ardennes et de la Meuse (sept. 2020). Sylvain Gaudin, CC BY-NC-ND
Car la forêt française est aujourd’hui en crise : depuis deux décennies, on assiste en effet à une mortalité croissante des peuplements forestiers et à une baisse globale de leur productivité. Si la surface boisée en France métropolitaine ne cesse de croître depuis le milieu du XIXe siècle, c’est en raison du boisement – spontané ou artificiel – de terres agricoles, car la superficie occupée par des forêts anciennes, elle, ne cesse de diminuer.
Ce « dépérissement », est généralement attribué aux modifications climatiques. Les sécheresses estivales récurrentes fragilisent les arbres et la douceur hivernale favorise les pullulations de bioagresseurs, en particulier les scolytes et les hannetons.
Le changement climatique en est sans aucun doute une cause essentielle, mais il est aussi le révélateur d’écosystèmes forestiers fragilisés par des décennies de pratiques sylvicoles focalisées sur la production de bois. Non seulement la forêt française fixe moins de carbone par unité de surface, mais l’exploitation des peuplements dépérissants induit des émissions supplémentaires de CO₂ aggravant l’effet de serre et les changements climatiques associés.
Dans un tel contexte, adapter la forêt française est plus qu’une nécessité, c’est une urgence.
Les forêts ne sont pas des champs d’arbres, mais des écosystèmes avec de multiples interactions entre les différentes composantes.
Le promeneur a tôt fait de constater que les descentes de cimes et les mortalités de masse concernent surtout des plantations monospécifiques, constituées d’arbres de même âge, correspondant souvent à des essences introduites hors de leur territoire d’indigénat.
C’est le cas de nombreuses plantations d’épicéa en plaine, tandis que les pessières naturelles d’altitude résistent plutôt bien. Les premières constituent des peuplements simplifiés sensibles aux aléas climatiques (tempêtes, sécheresses, incendies) et aux attaques de bioagresseurs (insectes, champignons…), tandis que les secondes, beaucoup plus hétérogènes et diversifiées, sont plus résilientes.
Même s’il existe une sensibilité propre à chaque essence et à chaque situation stationnelle, les impacts directs et indirects du dérèglement climatique sont modulés par l’intégrité fonctionnelle de l’écosystème forestier, qui est elle-même largement influencée par la sylviculture.
Adapter la forêt, c’est agir sur la santé de l’écosystème et non simplement remplacer des arbres mourants par d’autres. C’est un traitement de fond des causes du dépérissement qu’il faut entreprendre et non un simple traitement des symptômes. La forêt ne peut plus être réduite à ses arbres et à sa fonction de production : seule une vision écosystémique peut être salvatrice.
Le principal levier permettant d’adapter la forêt française repose sur la promotion de pratiques sylvicoles prenant davantage en compte le fonctionnement des écosystèmes forestiers dans leur ensemble ; cela pour améliorer durablement leur état de santé, leur résilience, et accroître leur capacité à séquestrer et à stocker du CO2.
D’abord, il faut réserver chaque essence à des stations présentant des conditions optimales pour elle, actuellement et en prenant en compte l’évolution modélisée du climat sur des pas de temps cohérents avec le cycle sylvicultural. Il faut aussi privilégier les peuplements mélangés (plusieurs essences) et structurellement hétérogènes (plusieurs hauteurs et formes de houppiers), de manière à renforcer la résistance aux aléas météorologiques et aux attaques de bioagresseurs.
Forêt mélangée des Vosges du Nord - sept. 2021. Evrard de Turckheim, CC BY-NC-ND
Privilégier la régénération naturelle permet d’accroître la diversité génétique soumise à la sélection naturelle et les capacités d’adaptation locale, contrairement aux plantations. Cela implique une meilleure gestion de l’équilibre sylvo-cynégétique, notamment en favorisant la végétation accompagnatrice qui protège les plants sensibles et fournit une ressource alimentaire alternative.
Il existe déjà des modes de sylviculture mettant en œuvre ces principes, comme la futaie irrégulière ou jardinée. Ce type de sylviculture n’est pas nouveau, il a été adopté depuis 2017 par l’Office national des forêts pour toutes les forêts publiques franciliennes afin d’éviter les « coupes à blanc ».
Coupe à blanc d’une parcelle de Douglas dans une forêt de l’Oise. Guillaume Decocq, CC BY-NC-ND
Face aux sécheresses récurrentes, il faut adapter la densité des peuplements au bilan hydrique de la station et préserver l’alimentation en eau des sols, y compris en limitant leur tassement.
Plus généralement, accroître la résilience des forêts nécessite de favoriser la biodiversité au sein de tous les compartiments de l’écosystème. Celle-ci est encore trop souvent perçue comme une contrainte pour le forestier, comme un obstacle à la gestion, alors même que c’est son assurance sur le long terme pour maintenir la fertilité des sols, la résistance aux bioagresseurs et, in fine, la capacité de production de bois.
Plusieurs documents de planification, comme les Plans régionaux Forêt-Bois (PRFB) considèrent un peu hâtivement que les essences indigènes ne sont plus adaptées au « nouveau » climat. Cette vision fixiste du monde vivant oublie que les essences forestières européennes ont déjà connu bien des changements climatiques (notamment un Petit Âge glaciaire et un Optimum médiéval). Pire, elle ignore nombre de travaux scientifiques récents qui mettent en lumière des capacités d’adaptation insoupçonnées des arbres.
Au moins trois ensembles de mécanismes permettent l’adaptation spontanée des arbres en environnement changeant : les mécanismes génétiques, via la sélection naturelle qui agit sur le long terme, ce qui nécessite une certaine diversité génétique ; les mécanismes épigénétiques, qui prédisposent des individus à des conditions environnementales que leurs parents ont vécues, via des marques induites capables de moduler l’expression des gènes et d’induire des mutations ; les mécanismes holobiontiques, via les symbioses issues de la co-évolution entre l’arbre et son microbiote, ce dernier contribuant à de nombreuses fonctions vitales.
Forêt mélangée dans le Sud amiénois où les épicéas sont épargnés par les attaques de scolytes - oct. 2021. Guillaume Decocq, CC BY-NC-ND
L’efficacité de ces différents mécanismes face à des changements climatiques rapides est encore mal connue, d’où l’intérêt de pouvoir observer la réponse des essences autochtones dans un contexte « naturel », c’est-à-dire hors forêt soumise à la sylviculture.
À cet égard, il est important d’augmenter les superficies d’aires forestières protégées et leur représentativité des différents contextes climatiques et des types de sols, comme souligné dans la contribution du Conseil national de la protection de la nature aux Assises de la forêt et du bois.
Ces espaces à naturalité élevée constituent non seulement des réservoirs de biodiversité préservée, mais aussi des laboratoires grandeur nature pour la compréhension de la biologie des espèces et des dynamiques forestières spontanées, indispensables à l’acquisition de références pour concevoir les itinéraires sylviculturaux de demain.
La prétendue « inadaptation » des essences autochtones justifie le recours à des essences exotiques, venant souvent d’autres continents, dont l’intérêt et l’innocuité sont plus que douteux… L’idée de privilégier les essences naturellement résistantes au stress hydrique serait séduisante, si elle ne faisait pas preuve d’une certaine amnésie (en plus de faire l’impasse sur des millions d’années d’histoire évolutive).
Car l’introduction d’essences exotiques en forêt n’est pas nouvelle. Beaucoup se sont soldées soit par des échecs d’acclimatation, soit par de graves crises écologiques : introductions accidentelles de bioagresseurs exotiques (l’actuelle épidémie de chalarose du frêne en est un exemple parmi des dizaines d’autres), invasions biologiques (le cerisier tardif, jadis vanté pour ses mérites en foresterie est devenu aujourd’hui l’ennemi du forestier), érosion de la biodiversité autochtone (les sous-bois fantomatiques de nombreuses plantations de conifères en plaine en sont un exemple criant) ; ou encore, aggravation des conséquences de certains aléas (les méga-feux que connaît la Péninsule ibérique sont étroitement liés aux plantations d’eucalyptus, très inflammables, et pourtant promues en région méditerranéenne française).
En forêt de Compiègne, invasion par le cerisier tardif - juin 200). Guillaume Decocq, CC BY-NC-ND
Une analyse détaillée de ces risques est présentée dans un livre blanc sur l’introduction d’essences exotiques en forêt, récemment publié par la Société botanique de France.
Les risques associés aux essences exotiques, difficilement prévisibles, mais réels et coûteux pour la société, justifient que les nouvelles plantations soient davantage réglementées. Celles-ci devraient faire l’objet d’une étude d’impact préalable avec analyse de risque.
Plus généralement, il est urgent d’évaluer le rapport bénéfice/risque à moyen et à long terme de ces plantations, et, dans l’attente d’une telle évaluation, de soumettre à un moratoire les mesures politiques et financières incitant leur introduction en forêt.
Cet effort indispensable pour adapter la gestion des forêts aux changements climatiques ne doit pas se limiter aux actions d’ingénierie, mais reposer sur une approche scientifique interdisciplinaire, fondée sur l’ensemble des apports récents des sciences et techniques de la conservation.
La recherche scientifique en écologie forestière en particulier est très mobilisée sur la question des impacts des changements climatiques sur la forêt et des capacités adaptatives des espèces.
Les nombreux résultats de la recherche permettraient d’appuyer les stratégies de gestion et de planification forestières sur des bases scientifiques robustes. Pourtant ces résultats sont jusqu’ici peu ou pas pris en compte par les décideurs.
La gestion durable des forêts ne peut pourtant reposer sur la seule ingénierie, tout comme elle ne peut se réduire aux seuls arbres. Agir en environnement changeant et en univers incertain suppose d’intégrer nos connaissances scientifiques dans tous les domaines, de prendre en compte l’évolution des attentes sociétales et d’actualiser les outils des ingénieurs.
Photo © Cécile Di Costanzo
Si la pandémie est venue conforter les aspirations de beaucoup à vivre plus près de la nature, la représentation que l’on se fait de cet environnement est souvent erronée, observe l’hebdomadaire catholique libéral polonais Tygodnik Powszechny.
La plupart d’entre nous n’avons pas conscience du fait que les animaux sont tout près de nous et qu’ils nous observent plus souvent que nous ne les voyons. Cependant, nous connaissons avec précision la distance dont nous voudrions être séparés d’eux : 11 kilomètres. C’est la moyenne des résultats d’une enquête conduite par l’animatrice spécialisée en environnement [et biologiste] Marta Jermaczek-Sitak sur la distance tolérée entre domicile et animaux. Avec 11 kilomètres, le castor a en réalité obtenu le meilleur score, suivi par le bison (16 kilomètres), le loup (31 kilomètres), l’ours (41 kilomètres) et enfin, la vipère péliade (52 kilomètres). Si l’on dessinait de tels rayons autour des zones d’habitation en Pologne, les animaux sauvages n’auraient plus aucune place dans le pays.
“Ces réponses révèlent un manque de connaissance de la nature, commente Marta Jermaczek-Sitak. Les castors se déplacent peu et ne menacent personne, pas même dans un rayon de centaines de mètres. En revanche, les loups peuvent parcourir des dizaines de kilomètres en une nuit.”
Néanmoins, les personnes interrogées avaient aussi déclaré vouloir laisser sans intervention humaine un cinquième du territoire national et en majorité, elles ont une appréciation positive du terme “sauvage”, associé aux forêts, au naturel, ou encore aux zones humides. Elles apprécient en outre les bénéfices de la nature pour la santé et y voient une source d’expériences spirituelles, voire de fierté patriotique.
Le renard sur le muret © Cécile Di Costanzo
“Dans le village où je vis, dans l’ouest de la Pologne, de nombreuses maisons sont construites en lisière de forêt, mais dans le même temps, la biophobie se développe, témoigne Marta Jermaczek-Sitak. On le voit notamment sur les forums de jardinage où participent des gens qui veulent vivre entourés de verdure, mais dont les principales questions portent sur la lutte contre les nuisibles.”
Ainsi, nous rêvons de quitter la ville pour élever nos enfants au plus près de la nature, mais dans les faits, nous la repoussons de toutes nos forces. Pourquoi ?
Un premier élément de réponse est qu’entre le moment de l’exode rural et celui du “retour à la nature” nous avons oublié ce que celle-ci est vraiment. Des chercheurs de l’université de Cambridge ont par exemple observé [en 2016] que des enfants britanniques de 8 ans reconnaissaient mieux les Pokémon que des espèces communes de plantes et d’animaux.
Selon l’ONU, la population urbaine s’accroît de 160 000 personnes par jour. Cela donne une mesure de notre éloignement de la nature. “‘Sauvage’ est un terme abusif, le phénomène qu’il recouvre existe surtout dans notre imagination, affirme le biologiste Piotr Tryjanowski. En réalité, notre rapport aux animaux se situe entre deux extrêmes : le câlin excessif et le fusil, tous deux causés par un manque de connaissance.”
Cela ne se limite pas aux habitants des villes. Ainsi, c’est dans les pâturages que le rapport au loup suscite les émotions les plus vives. D’un côté, certaines organisations écologistes les décrivent comme des quasi-végétariens tandis que de l’autre, les éleveurs rechignent à investir en clôtures et en chiens de protection, encourageant les attaques d’animaux sauvages. “De nombreux agriculteurs font preuve d’un économisme extrême et veulent cultiver chaque mètre carré de terre. Si nous plantons des betteraves ou du maïs en lisière de forêt, nous encourageons les animaux à venir se servir. Les restes d’aliments aux abords des maisons sont aussi perçus comme des invitations”, ajoute le chercheur.
Une des solutions possibles consiste à traiter ces conflits localement. En Roumanie et en Slovaquie, l’installation de poubelles fermées a mis fin aux visites d’ours dans les villages. En République tchèque, le déploiement de chiens de protection a permis de réduire le niveau de stress des moutons, les pertes, et les griefs adressés à la nature.
Un deuxième élément de réponse a trait à nos attentes irréalistes, qui compliquent la relation au sauvage. La sociologue Dorota Rancew-Sikora explique que nous divisons les animaux entre ceux de compagnie, qui vivent selon les normes humaines, les animaux utilitaires neutres et les animaux sauvages. Cette dernière catégorie recouvre aussi les animaux qui ne répondent pas à nos attentes et deviennent problématiques, comme les chiens agressifs et les chats errants.
“Nous nous enfermons dans l’artificiel et le chaud”
“Un chien élevé pour s’adapter à nos normes sociales pourra être traité comme un membre de notre monde. En revanche, même domestiques, les araignées et les poissons sont incapables de satisfaire à cette condition et sont donc tenus à l’écart. Au bout de l’échelle se trouve la nature sauvage, qui se compose d’individus inadaptés à nos foyers. Dans cette sphère, nous sommes exposés à l’inconfort, parfois à l’inquiétude et à la douleur, parce que nous pouvons trébucher ou être griffés, mordus”, explique la sociologue.
Pour les écologistes, c’est un défi de communication publique. Le monde sauvage devrait survivre dans sa forme “inhumaine”, impersonnelle, mais pour les associations de protection de l’environnement, cette cause est plus difficile à défendre que le bien-être animal souvent incarné dans les médias par un individu concret et paré d’attributs “humains”, comme un prénom.
Le renard et le jouet © Cécile Di Costanzo
“Le monde sauvage est froid, rugueux, poilu, reprend Marta Jermaczek-Sitak, mais nous, nous nous enfermons dans l’artificiel et le chaud, parmi des objets que nous choisissons nous-mêmes. Je pense que nous nous éloignons de plus en plus de toute autre forme de vie, pas seulement des ours, des moustiques ou des crapauds, mais aussi des autres gens. Nous commençons même à être dérangés par leur odeur.”
En Pologne, les animaux sauvages représentent rarement une menace pour l’homme. Néanmoins, ils font peur, et le plus effrayant n’est ni le loup, ni l’ours, ni même la vipère péliade [seule espèce de serpent venimeux répertoriée dans le pays], mais la minuscule tique, devenue l’antihéros de campagnes de prévention contre des pathologies comme la maladie de Lyme. Ces dernières années, sa population a beaucoup augmenté, et à certains moments de l’année, la proportion d’individus porteurs de pathogènes peut atteindre [une forte proportion de la population].
Si l’existence du problème n’est donc pas contestée, on peut se demander où s’arrête la prudence requise et où commence la peur généralisée et irrationnelle, comme le constate Marta Jermaczek-Sitak chez certains parents d’enfants qui participent à ses classes vertes. “Avant de les laisser jouer dans les champs, ils les aspergent de répulsifs, les équipent d’appareils à ultrasons, les habillent comme s’ils partaient à la guerre. Cela leur laisse peu d’espace pour qu’ils découvrent par eux-mêmes les menaces”, regrette-t-elle.
Érigée en exemple, la Finlande fait débuter l’apprentissage de la cohabitation avec la nature dès l’école maternelle. Habillés contre la pluie et le froid, les enfants peuvent passer des heures à l’extérieur, de façon relativement autonome, et nouent ainsi un lien direct avec la nature.
Trop souvent, nous projetons sur nos enfants notre propre peur du monde sauvage. “Korczak [un célèbre pédagogue polonais de la première moitié du xxe siècle] encourageait à accepter le fait que les enfants pouvaient avoir des expériences désagréables, voire qu’ils puissent mourir. Évidemment, c’est une approche radicale, mais sans exposer les enfants à des dangers, il est possible de leur donner la possibilité de vivre des choses par eux-mêmes. En Pologne, les décès de personnes causés par le monde sauvage sont extrêmement rares, mais la mort est omniprésente dans la nature, ce que nous avons tendance à nier”, estime Dorota Rancew-Sikora.
Il y a encore quelques décennies, des gens pouvaient vivre sous un même toit avec leurs animaux de ferme. Aujourd’hui, dans de nombreux villages, il n’y a plus une poule. Les maisons se sont embellies, les habitants veillent à ce qu’il n’y ait pas la moindre mousse entre les pavés, les gazons sont tondus tous les samedis. Cette évolution est la même que dans les pays occidentaux au siècle précédent. Quand il est question d’industrialisation, de grandes cultures, d’élevages intensifs et de villages habités par des gens des villes, les économistes parlent de “développement” et de “progrès”, mais les biologistes, d’“extinction massive”.
L’une des conséquences de ces transformations d’écosystèmes est la migration des animaux en direction des bordures des villes. “Ce ne sont plus les attaques d’animaux sauvages contre les animaux de ferme, mais les accidents sur les routes qui deviennent le principal sujet de préoccupation. Rien qu’à Poznan [une grande ville de l’Ouest], en 2019, il y a eu plusieurs centaines de cas de collision entre voitures et sangliers, signale Piotr Tryjanowski. L’autre défi, ce sont les zoonoses, c’est-à-dire les maladies transmissibles entre l’homme et l’animal. Les animaux sauvages sont des réservoirs de pathogènes et de parasites. Même quand ils ne mordent pas, il suffit qu’ils laissent des excréments. Et ce n’est que le début d’une longue liste de menaces, qui résultent moins du caractère de la nature que des changements introduits par l’homme.”
Marcin Żyła
Depuis 2017, l'industrie de pelouse synthétique a déclaré une croissance de 15% aux États-Unis, pour un total de plus de 24 millions de mètres carrés installés dans les jardins américains à la mi-2020. Au vu de ce succès, des journalistes du New York Times se sont lancés dans la comparaison des dernières offres disponibles sur internet pour recommander les meilleurs faux gazons. Avant de réaliser que le sujet méritait une enquête.
À qui est-ce destiné? Quels sont les coûts et l'entretien nécessaire? Quels impacts ont-ils sur la santé et l'environnement? Les journalistes ont rédigé un très long guide expliquant tout ce qu'il faut savoir sur le faux gazon, mais surtout pourquoi il ne faut pas en installer dans son jardin. Grâce à de nombreuses sources étudiées et interviews menées, ils ont percé à jour toutes les contradictions du faux gazon.
À première vue, la pelouse synthétique présente de nombreux avantages qui attirent les clients et les poussent à en acheter: elles est réaliste, demande peu d'entretien et permet de faire des économies d'eau. Ceux qui ont multiplié les efforts pour faire pousser de l'herbe naturelle sans y parvenir peuvent aussi être séduits.
Mais les journalistes ont adopté une vision de long terme, et ont essayé de calculer la durée de vie du faux gazon. En observant ceux installés durant la dernière décennie et en examinant les différentes garanties proposées par chaque marque, ils en ont déduit que les rouleaux de gazon artificiel avaient une durée de vie d'environ dix ans. «Nous ne pensons pas que ce soit un excellent investissement à long terme, surtout en comparaison des alternatives d'aménagement paysager plus durables», écrivent-ils.
D'autant plus que d'autres dépenses sont à prendre en compte, en plus des simples rouleaux. Frais de transport et d'installation lors de l'achat, entretien dû à la chaleur ou à l'odeur liée aux animaux qui se soulagent dessus, installations supplémentaires pour éviter que des bêtes se nichent dedans... Le faux gazon exige beaucoup d'argent et de temps, avec notamment des ratissages et remplissages réguliers.
«Des préoccupations environnementales majeures sont une autre raison pour lesquelles nous ne pouvons pas le recommander», poursuivent les journalistes. En effet, l'industrie du gazon synthétique présente ses produits comme durables, mais l'enquête prouve le contraire. Par exemple, une étude menée sur la pollution des sols en Suède montre que les terrains de sport en gazon artificiel sont les deuxièmes contributeurs de microplastiques dans les cours d'eau. Quant à l'argument de l'économie d'eau mis en avant par l'industrie, Jaimes Baird, horticulteur, répond: «L'herbe naturelle ne gaspille pas d'eau; ce sont les gens et les systèmes d'irrigation défectueux qui en gaspillent!» De plus, s'il s'agit du seul argument pour ne pas faire pousser de l'herbe naturelle, il existe encore d'autres alternatives à la fausse pelouse. «À part peut-être pour les stades de foot, je ne vois pas de réel avantage au gazon artificiel», ajoute Jaimes Baird.
Même sur ce dernier argument, les journalistes sont sceptiques. Des chercheurs en médecine sportive étudiant les dossiers médicaux d'athlètes de haut niveau de l'Ohio lors de la saison 2017-2018 ont constaté qu'en moyenne, les sportifs étaient 58% plus susceptibles de se blesser sur du gazon artificiel que sur de la pelouse naturelle.
On a souvent tendance à opposer la diversité des cultures, fruit de l’intarissable imagination créatrice de l’humanité, à « la » nature, qui serait une réalité univoque et objective.
Toutefois, l’idée même de nature varie dans le temps et l’espace, et ces variations conditionnent notre rapport au monde.
Disons d’abord que les différentes cultures n’envisagent pas la nature de la même manière : si l’on traduit le mot européen d’origine latine « nature » dans d’autres langues du monde, ses soi-disants équivalents – zì rán en chinois, tabî’a en arabe, prakṛti en hindi… – sont tous porteurs d’un bagage étymologique, sémantique, culturel et philosophique qui en fait des concepts bien distincts.
Ainsi, la traduction donne l’illusion d’une correspondance là où il n’y a en fait qu’une analogie plus ou moins vague.
Au sein d’une même culture, les concepts évoluent au cours du temps et des écoles de pensée ; ce que l’on nomme aujourd’hui « nature » en se prévalant d’Aristote, Descartes ou Darwin, n’a plus vraiment de rapport avec ce que ces auteurs entendaient par ce mot.
Il y a donc bien des manières d’appréhender la nature. Quelles sont les implications politiques de cette pluralité ?
Dans cette diversité, une représentation particulière de la nature est aujourd’hui souvent critiquée – et parfois caricaturée – par toute une génération de penseurs, dans le sillage de Philippe Descola et de Bruno Latour, en passant par la deep ecology d’Arne Naess.
Il s’agit de la nature vue comme opposée à l’humain (et donc à l’esprit, au politique, à l’histoire), une nature matérielle, passive et radicalement extérieure à nous.
Cette nature est appelée « naturaliste » ou « moderne » par ces auteurs, car elle semble typiquement occidentale : on l’envisage comme un simple réservoir de matières premières, que l’on vient exploiter ou contempler, mais toujours dans l’idée que les humains et leurs sociétés n’en font pas partie, se développant de leur côté, dans des espaces urbains ou agricoles qui relèveraient exclusivement de la « culture ».
Mais cette vision est-elle aussi hégémonique qu’on le croit ?
En fait, l’écrasante majorité des définitions de la nature, qu’on les cherche dans l’histoire occidentale ou dans les autres cultures, tend plutôt à inclure les humains dans la nature, et à voir dans celle-ci un processus créatif qui nous embrasse plutôt qu’un ensemble matériel inerte.
C’était d’ailleurs le cas dans la Grèce antique, où la phusis est un principe créateur de développement, dont l’humanité fait partie intégrante.
On retrouve une idée similaire dans l’étymologie de ses équivalents au sein de nombreuses langues, comme l’hindi prakṛti (qui signifie « prolifération »), le slave priroda (« génération »), le hongrois természet (« poussée végétale »), ou encore le finnois luonto (« puissance occulte »).
Finalement, seul le terme sémitique tabî’a (« marque imprimée ») exprime explicitement une vision fixiste et passive de la nature, qui semble très liée au monothéisme. Une vision très minoritaire, donc, mais qui a connu à travers les religions abrahamiques une extraordinaire expansion.
Cette définition de la nature comme ensemble extérieur et fixe a été historiquement mobilisée dans le cadre de la protection de la nature, calquée au XIXe siècle sur la protection du patrimoine ; on parlait alors souvent de la protection des « monuments naturels », ancêtre du concept de « patrimoine naturel ».
Dans cette optique, la protection de la nature devait adopter les techniques et buts de la conservation du patrimoine historique : entretenir un objet dans un état déterminé pour empêcher sa dégradation (toute évolution étant perçue comme telle), qu’il s’agisse d’une cathédrale ou d’une montagne.
On trouve cette vision chez les premiers conservationnistes américains de la génération de John Muir (1838-1914), et jusqu’à Aldo Leopold (1887-1948) ; l’objectif est de limiter les excès de la société industrielle, en la contraignant à laisser quelques espaces dans leur aspect initial tandis que l’exploitation se déchaîne ailleurs.
La rapidité avec laquelle les grands espaces de l’Amérique des pionniers disparaissaient alors sous la dent des promoteurs a motivé ces militants à conserver çà et là, en marge de l’exploitation galopante, des « ruines » de ce temps révolu de l’Amérique sauvage, vestiges d’une période mythique bientôt glorifiée dans la littérature – par James Fenimore Cooper notamment – puis plus tard le cinéma. La logique est ouvertement la même qu’avec les vestiges antiques de la vieille Europe.
Mais c’est aussi une vision qui n’a pratiquement de sens qu’en Amérique, où la colonisation a entraîné une conquête brutale, accompagnée par une idéologie créationniste qui suggère que les paysages sauvages ainsi consommés étaient demeurés intacts depuis l’origine du monde.
Cette conception d’une nature « mise sous cloche » a largement triomphé pendant une large partie du XXe siècle : on appelle ce courant le « préservationnisme », qui cherche à maintenir des zones préservées de toute activité humaine, dans un état qu’on voudrait croire « vierge ».
Il s’est opposé au « conservationnisme », compris comme usage rationnel et durable des ressources biologiques, en particulier le bois qui demeure jusqu’à la Seconde Guerre mondiale une ressource stratégique. Gifford Pinchot, créateur du US Forestry Service, en fut aux États-Unis le symbole.
Ce sont donc déjà deux conceptions de la nature, et de sa protection, qui s’affrontent : l’une qui pense la nature pour l’être humain, et une autre qui pense humanité et nature comme deux mondes séparés.
En Europe, l’analyse que Martin Heidegger propose d’un barrage sur le Rhin, dans la Question de la technique (1954), confronte également deux conceptions de la nature qui épousent en partie cette dichotomie.
La nature – ici, le fleuve – est conçue d’une part comme un processus sauvage doté d’une agence propre, et d’autre part, sous l’angle du barrage, comme un « stock » permettant d’extraire de l’énergie.
La « nature » comme stock de ressources susceptible d’être réarrangé et réorganisé pour son exploitation se trouve justifiée sur le plan philosophique par Descartes, pour qui la nature existait partes extra partes : en parties étrangères les unes aux autres, et inanimées. Descartes défendait d’ailleurs l’idée que les animaux sont analogues à des machines : la nature est pour les cartésiens un grand mécanisme.
C’est encore de cette manière que les sciences de l’ingénieur – et partant de là, l’industrie – envisagent le monde. De fait, c’est sur la base de ce paradigme qu’elles ont transformé notre milieu de vie.
Cette conception « extractiviste » ou « productiviste » de la nature, vue comme ensemble de ressources inertes à « valoriser », est régulièrement prise à partie par l’écologisme, qui pour sa part cherche à replacer l’humain dans une nature envisagée comme un système complexe et dynamique, dont l’équilibre se trouve menacé par une exploitation aveugle à son fonctionnement subtil.
Si le socialisme s’est fixé pour but de combattre les ravages du paradigme industriel qui traite les humains comme des machines, l’écologisme fait de même avec la nature.
Car si la vision productiviste de la nature s’applique superficiellement bien aux ressources inanimées, qui forment l’essentiel de notre contact quotidien avec la nature, sous une forme transformée – plastiques (pétrole), béton (sable, calcaire), métaux (minerais), etc. – elle s’applique moins bien au vivant, dans la mesure où celui-ci est animé et inclus dans un réseau d’interactions, et ne peut être aisément manipulé sans entraîner des conséquences en chaîne qui dépassent souvent leur instigateur.
Pourtant, l’approche réductionniste (où la vie n’est envisagée que comme un phénomène physico-chimique), qui est souvent celle des sciences de laboratoire, demeure aussi celle de l’agriculture industrielle, qui peine à penser les conséquences indirectes de ses pratiques dans le temps et l’espace.
Cette approche est aussi à l’origine des limites de ce modèle : une agriculture qui extermine la biodiversité et détruit les sols ; sols qui, en dépit d’apports d’intrants toujours plus nombreux, finissent par se minéraliser et perdre leur fertilité…
Certains acteurs sociaux, à l’image de la Confédération paysanne, sont porteurs d’une autre vision, dans laquelle les vivants (humains ou non) coexistent, coévoluent.
Sur le plan des idées, il s’agit de développer une écologie de la réconciliation, qui à l’instar des cultures non européennes replace l’humanité au cœur d’une nature parcourue de dynamiques, plutôt que face à un stock inerte comme l’Occident se l’est trop longtemps représentée.
Loin d’un retour en arrière, l’écologie propose plutôt une nouvelle synthèse.
Serge Moscovici, l’un des fondateurs de l’écologisme français, affirmait déjà dans les années 1960 que c’est la vision productiviste de la nature qui a donné naissance à l’écologie scientifique, et non l’inverse.
L’écologie scientifique procède en effet en cherchant à mettre la nature en équations, pour la penser non plus comme un ensemble de stocks, mais comme un système de flux dynamiques en interconnexion permanente.
Il estime que toutes les civilisations déterminent des « états de nature » différenciés, ce qui explique que ce qu’elles nomment « nature » ne soit jamais identique ; dans la société industrielle, le poulet devient l’oiseau le plus répandu sur Terre…
Ces diverses conceptions de la nature cohabitent ou s’excluent selon les cas, et sont inscrites dans une succession qui suit l’évolution de la société et des défis qui s’opposent à elle – du point de vue ontologique, le vivant est à la fois vie, chimie et mécanisme.
Les raisons de mettre l’un ou l’autre en avant sont épistémiques, mais aussi éthiques : à partir du moment où l’humanité en fait intimement partie, la nature doit-elle être traitée simplement comme un moyen, ou aussi comme une fin en soi, pour reprendre la célèbre formule de Kant ?
Il est toutefois facile de comprendre pourquoi la définition mécaniste domine : elle reflète la majeure partie de nos interactions quotidiennes avec la nature, et c’est celle qui profite à l’économie industrielle.
Mais, on le constate quotidiennement, limiter notre vision du monde à une rationalité économique à court terme ne profite à personne et, au final, pas même à l’économie…